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Comment l’esprit vient-il à la matière

Orchestrées par Stéphane Corréard, les propositions des cinq plasticiens questionnent l’acte de création, et plus particulièrement l’incarnation de l’art dans la peinture avec, en dénominateur commun, un franc humour.

Massif, irréfutable dans sa fatuité, un âne assis tient entre ses pattes expertes une toile. Les couleurs, jaune poussin, vert sapin, rouge orangé, s’y étalent en une harmonie quelque peu douteuse. Cette œuvre d’Arnaud Labelle-Rojoux et de Xavier Boussiron est la matérialisation ironique du fameux canular de Roland Dorgelès qui fit peindre à un âne un Coucher de soleil sur l’Adriatique, puis affirma qu’il s’agissait là de l’œuvre d’un peintre italien. La supercherie fonctionna. Car, en réalité, quelle différence, si ce n’est d’intention, entre une toile peinte par un âne et les premières abstractions? Comment définir l’esprit de l’art?

L’esprit s’incarne-t-il réellement dans la matière ou n’y a-t-il que pure projection subjective? Et si l’on accepte que ce soit le spectateur qui détermine s’il y a art, puisque Marcel Duchamp a rendu cette assertion acceptable, quid de l’artiste? Remplaçant l’artiste par un singe dans ses dessins satyriques, Arnaud Labelle-Rojoux croque quelques farces sur le monde de l’art et la sauvagerie dissimulée des hommes. Tout l’intellectualisme du monde parviendra-t-il à faire oublier que nous sommes des animaux avant toute chose?

Ted Mineo adjoint des cerveaux humains à ses dessins de machines, Nader Ahriman crayonne des robots qui défèquent, Philippe Mayaux représente la mécanique du système digestif, considérant à l’instar de La Mettrie que l’homme est une machine. Raisonnements inverses, l’homme est une machine, la machine peut être humaine, pour une même conclusion: ce célèbre «esprit» dont on se targue et qui marque notre fière distinction, est-il notre apanage? Où le dénicher? Quelle est sa matérialisation? Peut-être le monde.
Nader Ahriman peint ce que serait le monde sans l’homme, ce grand géomètre. Il figure un univers gris, de science-fiction, au sein duquel des formes géométriques, presque eschériennes, flottent, illogiques, en dépit de toute gravité terrestre, en recherche de repères. Quelques tableaux, une tour difforme de blocs de béton empilés, des croix qui saignent, de l’eau qui surgit de nulle part. Un monde sans dessus dessous, où les choses, advenant du vide y restent, tant que l’esprit humain ne les a pas ordonnancées. Heureusement, émergeant du bas du tableau, une figure humaine, super héros coiffé d’un heaume guerrier, qui vient créer de l’esprit dans cette matière primitive.

Et si l’esprit n’existait pas mais était créé par la matière? Car que reste-t-il de l’esprit après que la matière ait été vaincue? Rien, nous rappelle, morbide, le tableau de Philippe Mayaux, figurant une volaille au corps démantelé, la tête décapitée reposant sagement auprès des pattes coupées. La disposition ordonnée renvoie à une étude quasi anatomique. Le mystère scientifique de l’esprit qui quitte le corps mort.

La matière aurait donc un esprit, autonome, comme le pensait Michel-Ange: la statue se trouve déjà dans le bloc de marbre, l’artiste n’a d’autre vocation que de révéler son existence. « J’ai vu un ange dans le marbre et j’ai seulement ciselé jusqu’à l’en libérer », aurait avoué le célèbre sculpteur. Phrase à double sens, puisque l’acte de création serait aussi libération de l’esprit de la matière…

La matière créatrice, matrice. La couveuse. Tel le tableau rond, en Å“uf, de Ted Mineo, Masterdisc, où la matière organique, monstrueuse, semble être en gestation. La matière comme incarnation obligée de l’idée, l’idée pure, évanescente…

Comment l’esprit vient-il à la matière? Comment la matière vient-elle à l’esprit? Gilles Deleuze pensait, lui, que les deux phénomènes étaient consubstantiels. «Une idée est déjà vouée à tel ou tel domaine. Une idée, c’est tantôt une idée en peinture, tantôt une idée en roman, tantôt une idée en philosophie, tantôt une idée en science […]. Les idées, ce sont des potentiels déjà engagés dans tel ou tel mode d’expression. Inséparables du mode d’expression si bien que je ne peux pas dire: j’ai une idée en général», avait-il affirmé lors d’une conférence sur l’acte de création, donnée à la Fémis.
Métaphysique chimie…

— Philippe Mayaux, La Physique des promesses, 2010. Tempura sur toile. 40 x 30 cm
— Philippe Mayaux, Sans titre, 2008. Crayon et feutre sur papier. 30 x 24 cm
— Arnaud Labelle-Rojoux, Singerie, 2010, graphite sur papier. 65 x 49.5 cm
— Arnaud Labelle-Rojoux, Singerie, 2010, graphite sur papier. 25.6 x 19.5 cm
— Arnaud Labelle-Rojoux et Xavier Boussiron, Matière à reflexion (titre purement contextual d’après «Le Miracle familier»). Techniques mixtes, dimensions variables. Réalisation sculpture: Daniel Mestanza
— Nader Ahriman, Die schöne sittliche welt der polis, 2010. Acrylique sur toile. 170 x 160 cm
— Nader Ahriman, Die schöne sittliche welt der polis, 2010. Acrylique sur toile. 160 x 145 cm
— Nader Ahriman, Untitled (from the series «Gestalt des bewußtseins»), 1997-2004. Technique mixte et collage sur papier. 29.5 x 21 cm
— Nader Ahriman, Untitled (from the series «Dialogzwischen Platon und Nietzsche»), 1997-2004. Technique mixte et collage sur papier
— Nader Ahriman, Etüden transzendentaler obdachlosigkeit, 2003. Encre et collage sur papier. 21 x 29.7 cm
— Nader Ahriman, Etüden transzendentaler obdachlosigkeit, 2002-2005. Encre sur papier, 21 x 29.7 cm
— Ted Mineo, Masterdisc, 2009. Huile sur panneau, diamètre: 96.5 cm
— Ted Mineo, Live, 2008. Graphite sur papier. 23 x 25 cm
— Ted Mineo, Angst, 2010. Encre et aquarelle sur papier. 21 x 15 cm
— Ted Mineo, Wood, 2008. Graphite sur papier. 25 x 22 cm
— Ted Mineo, Tree and daffodil, 2008. Aquarelle sur papier. 26 x 30 cm

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