Ouf! On respire un peu après l’avalanche de foires d’art contemporain et, dans la foulée, de photographie, qui ont déferlé sur Paris. On sort enfin de cette atmosphère étouffante, et débilitante pour l’art, de marché, de fric, de marchandise, pour enfin pouvoir peut-être parler un peu d’art, d’œuvres, de démarches esthétiques, de création, de sens et de sensations.
En ces temps de désorientation et de trouble où l’on souffre d’un profond déficit de pensée, l’art n’a lui-même jamais été autant ravalé à l’insignifiance de son état non artistique de marchandise. Alors que les œuvres devraient jouer le rôle d’intercesseur entre les amateurs d’art et le «chaosmos», elles sont dévoyées à des fins strictement commerciales par des entreprises qui ont réussi, au détriment même des galeries, à soumettre le marché de l’art à la dictature aveugle des foires et des salles de ventes.
Heureusement que beaucoup de galeries, de centres d’art, de musées, et de frac continuent, contre vents et marées, contre la marchandisation effrénée, et en dépit de difficultés croissantes, à travailler et à nourrir notre confiance en la force de l’art, et notre certitude de sa nécessité impérieuse dans les temps présents.
L’exposition «2001-2011: soudain, déjà », présentée à l’École nationale supérieure des beaux-arts sous la direction de Guillaume Désanges, apparaît, dans le climat actuel, comme une respiration. Enfin, on parle d’art, de problématiques artistiques, de rapports des œuvres avec le monde, de création. Et non plus seulement de cotes et de prix de vente.
Le projet consistait à dresser un bilan artistique de l’École et du monde au cours de la première décennie du millénaire au travers d’un choix d’œuvres d’anciens élèves. Le résultat de cette «double rétrospective sélective d’œuvres et de faits» d’actualité est présenté sous la forme d’une exposition et d’un catalogue: «29 artistes, 10 ans d’actualité».
Les œuvres et les artistes exposés, ainsi que le catalogue et la scénographie, dressent un profil vivifiant d’une génération d’artistes, et posent à nouveau la question générale — et toujours amplement commentée — des rapports que l’art et les œuvres entretiennent avec le monde. Simple en apparence, la demande adressée à Guillaume Désanges était en réalité très complexe, et d’autant plus stimulante.
La première réflexion que suscite la sélection des œuvres est en effet celle de sa pertinence qui, par delà la qualité et le sérieux des choix, s’avère problématique: vingt neuf artistes sur quelque mille deux cents diplômés.
Si Guillaume Désanges multiplie à juste titre les mises en garde contre les simplismes qui grèvent la pensée sur l’art; s’il insiste sur le fait que les œuvres ne sont jamais totalement autonomes, ni le reflet du monde; s’il décrit amplement les écarts, les difractions ou les détours qui séparent les œuvres du monde; il ne dit rien sur les méthodes et les critères de ses choix. Ni sur d’éventuelles convergences ou grandes postures esthétiques qui pourraient émerger d’un examen circonstancié de la production artistique de l’École au cours de la période.
Faute de quoi on est fondé à penser que la sélection a pu se faire de la pire manière qui soit: celle de la trop répandue «carte blanche», qui rabat la problématisation critique sous l’arbitraire de la subjectivité sans concept d’un commissaire, et qui abolit les questions majeures du sens et des valeurs esthétiques, cognitives, voire éthiques, des œuvres.
Or, mettre des œuvres «en relation directe avec des événements ayant eu lieu dans le monde pendant [la] période» de leur création, conduit à prendre en considération les valeurs cognitives et éthiques des œuvres, et leurs modes d’expression. Quels savoirs émanent des œuvres artistiques de telle ou telle époque, de tels artistes, et sous quelles formes? Si, comme l’affirme opportunément Theodor Adorno, la «forme esthétique est un contenu sédimenté», quels types de contenus s’actualisent dans quelles configurations formelles?
Sur cela le visiteur de l’exposition, pas plus que le lecteur du catalogue, n’apprendront grand-chose. Car le texte de Guillaume Désanges redouble tellement de (légitime) prudence quant aux relations à établir entre les œuvres et le monde qu’il manque à faire état de ce que les œuvres nous enseignent de cette première décennie du siècle, vue par les jeunes artistes de l’École des beaux-arts de Paris au travers de leur pratique — c’est-à -dire avec des matériaux et des formes esthétiques non langagiers. Comment l’art pense-t-il là ? On en saura (presque) rien. Dommage.
L’autre point majeur concerne l’accent paradoxalement mis, dans l’exposition comme dans le catalogue, sur «l’enchainement des événements d’actualité», c’est-à -dire sur des faits ponctuels et superficiels — fussent-ils dramatiques — transmis par les médias plutôt que sur des forces souterraines et sourdes qui travaillent en profondeur les sociétés et le monde.
Une contradiction se glisse entre, d’un côté, l’insistance (justifiée) à rappeler l’autonomie des œuvres et leur indépendance vis-à -vis de l’écume événementielle du monde, et, d’un autre côté, le fait de prendre comme référent du monde cette «actualité» à partir de laquelle on pourrait donc, de façon pertinente et féconde, mesurer esthétiquement et cognitivement les œuvres.
Si évidemment le trop fameux «esprit du temps est une fiction du réel» dans laquelle se sont fourvoyés des générations d’historiens d’art, n’est pas moins fictionnel le projet de Guillaume Désanges de vouloir «mesurer l’écart, la position déviante ou alternative que peut prendre l’art par rapport à des événements».Tout bonnement parce que l’art ne dépasse, n’affronte, n’esquive ou ne transforme que très exceptionnellement les événements; et cela parce que les œuvres se situent dans d’autres temporalités et dans d’autres strates que les événements d’actualité — y compris pour celles qui prennent les événements comme thème et l’actualité comme matériau.
En raison même de leur autonomie, les œuvres ne rentrent pas en relation avec le monde sur le mode de la communication, mais plutôt sur celui des résonnances, des captations de forces invisibles, et des devenirs. Car si l’art n’est évidemment pas, comme le croit Désanges, «dans» le monde, il devient «avec» lui. Ce par quoi l’art est, jusque dans ses formes esthétiques, «autonomie et fait social» (Theodor Adorno) — caractères sensiblement étrangers aux notions d’«indépendance» et d’«actualité».
André Rouillé
Les propos ci-dessus n’enlèvent rien au fait que l’exposition et le catalogue comptent, on l’aura compris, parmi ceux à pas manquer. Leur capacité à stimuler le débat n’étant pas le moindre de leurs mérites.
Lire
— Guillaume Désanges (dir.), 2001-2011: soudain, déjà , Beaux-arts de Paris les éditions, Paris, 2011.
Sauf mention contraire, les citations sont extraites du texte «Là , quand» de Guillaume Désanges publié dans le présent catalogue.
— Theodor Adorno, Théorie esthétique, Klincksieck, Paris, 1995.
— Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, La Différence, Paris, 1981.
L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.