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Comment dire «ici»

Il est intéressant de constater que trois chorégraphes, issus de la même génération, ont créé récemment une pièce suite à un voyage en Asie. Jérôme Bel dans Pinchet Klunchun met en regard la danse traditionnelle thaïlandaise Khon avec la danse contemporaine occidentale, évitant la recherche de points de ralliement dans l’exotisme, les deux conceptions esthétiques s’exposant l’une à l’autre, ce qui n’est pas sans rappeler la démarche du sinologue François Julien. Rachid Ouramdane, dans la pièce Loin, questionne l’identité culturelle, qui se présente comme une illusion. Si Bel met à mal une vision eurocentriste et Ouramdane dépasse la question de la différence culturelle, Christian Rizzo, lui,  travaille en « deçà », plutôt qu’au-delà, de la spécificité culturelle, le titre de la pièce portant bien son nom : Comment dire « ici » ?

Effectivement, au lieu de travailler sur la différence, tirant parti des savoirs propres de ses danseurs, Christian Rizzo crée une pièce très semblable à celles qu’on lui connaît. Cet ici qu’il interroge sera celui de l’exploration des corps envisagés comme des architectures et ceux-ci entreront en métaphore avec l’ordonnance de la ville. Cette approche structuraliste participe de cet « en deçà » de la spécificité culturelle dont quelques signifiants discrets apportent une forme de poésie.

L’un d’eux, un policier, est assis sur une chaise, de dos. Nous déduisons sa fonction par son uniforme, à la fois énigmatique et signifiant par rapport aux autres danseurs qui ont des vêtements noirs portés près du corps. Il symbolise un motif récurrent à toute ville et il est en même temps porteur d’une identité. Ici l’uniforme, chemise à manches courtes, nous informe que nous ne sommes pas dans un pays tempéré. Mais cette recherche autour de l’architecture ne se donne pas d’emblée. Au début de la pièce, les danseurs semblent marcher parmi des espaces quadrillés, donnant une impression de ville, qui se confirmera au fur et à mesure par petites touches.

On retrouve dans cette pièce l’un des questionnement fondamental de Christian Rizzo : quand et avec quelle intensité un danseur commence un mouvement ? Comment ce dernier capte notre regard et comment un autre s’en empare au moment où l’intensité du mouvement décroît ? Cette sphère des naissances et des disparitions nous amène systématiquement à un état contemplatif. Par ailleurs, les danseurs, la plupart du temps de dos, parfois de trois quart, ne nous prennent jamais à parti et nous placent totalement à l’extérieur d’un monde clos qui s’auto régule.

Ici les corps se rencontrent deux par deux. Un danseur explore l’autre, ses angles, ses courbes, s’essaie à des points d’équilibre sur le corps de son partenaire, avec des mouvements doux de balancier, se laissant aller parfois à des mouvements plus secs. Ces architectures primaires trouveront un prolongement avec des bâtons de taille humaine apportés sur scène par les danseurs, faisant penser parfois à un jeu de mikado. Selon la façon dont les bâtons sont tendus dans l’espace, ils créent des points de tensions renvoyant à des espaces abstraits en volume ou plus figuratifs, comme le tipi ou le temple lorsqu’une danseuse prend, par exemple, la posture de la charrue issue du yoga. Ces architectures rendues visibles sont étonnantes au vu de la simplicité des moyens convoqués.

Sur scène, des luminaires — boules en papier de différentes tailles — joueront le même rôle signifiant que le policier, évoquant à la fois l’Asie tout en étant largement utilisés dans le design occidental. Plus tard, ils apporteront des petites tiges lumineuses, suggérant un monde plus technologique qui est une autre couche de la ville, les quelques néons fixés en hauteur, recouverts de gélatines vertes remémorent les lueurs d’enseignes lumineuses. Etant donné les éléments qui sont utilisés dans cette pièce, celle-ci sera beaucoup moins baroque que les précédentes. Plus épurée, elle révèle alors pleinement ses fondamentaux de travail, cet en deçà qui a été sa ligne de conduite l’a amené au-delà de son univers plastique.

Cette pièce inaugure une nouveauté en la présence d’une vidéo 3D, ce qui peut surprendre lorsque l’on connaît le travail du  chorégraphe. La vidéo propose des motifs simples qui, au fil du temps, vont devenir des formes architecturales. Son utilisation restera minimale jusqu’à ce qu’elle entre en phase avec les éléments qui sont manipulés sur scène, c’est à dire la lumière. Un mini kaléidoscope apparaît dans un coin de l’écran, il se propage en se multipliant jusqu’à devenir une tapisserie murale lumineuse ou une mosaïque en mouvement. A ce moment précis, la vidéo, les corps, les éléments lumineux semblent tous converger vers une même cohérence.

Dans le même temps, une fille est debout sur une chaise, le corps et le regard orientés dans une direction tandis que le bâton appuyé sur son épaule en indique une autre ; la rigidité du bâton, l’humanité du corps, révèlent des pleins et des vides. Cette configuration, les coordonnées spatiales de l’ensemble donnent lieu à une harmonie qui aurait peut-être à voir avec le nombre d’or.
Lorsque la tapisserie vivante disparaît, elle se dispense de tout effet numérique pompier ce qui lui confère une élégance rarement vue dans ce type d’exercice.
La pièce se clôt par une pyramide de corps emboîtés, la vidéo, les éléments lumineux et les bâtons non activés par les danseurs disparaissent de notre champ de vision, la figure humaine redevient le lieu essentiel de cette exploration.

— Scénographie, chorégraphie, costumes et lumière : Christian Rizzo
— Images 3D : Iuan-Han Chiang
— Danseurs : Huang Yu-Fen, Wang Hsiu-Hsan, Chen I-Chen, Chen Kai-Yi, Hung Shao-Ching, Chan Show Han, Tai Yu-Hsia, Chen Po-Wen