Denis Darzacq
Comme un seul homme
Depuis le milieu des années 1990, Denis Darzacq développe un travail personnel. De la photographie de presse, il conserve avant tout un regard aiguisé sur la société contemporaine et une méthode. Il sait, en effet, prendre le temps d’un long travail de terrain au contact direct de son sujet. Mais il a rompu avec le reportage et sa valeur de témoignage pour adopter une démarche plus analytique donnant lieu à des séries très cohérentes. Si les gros plans de la série Only Heaven (1994-2001) révèlent encore l’implication personnelle de son auteur, les vues plongeante d’Ensembles (1997-2000) et frontales de Bobigny centre-ville (2004) puis des Casques de Thouars (2007-2008) traduisent une mise à distance du sujet, voire un artiste en position de retrait.
Denis Darzacq a acquis la conviction qu’une image construite pouvait paradoxalement servir son analyse de la société avec plus d’efficacité. Aussi il recourt, depuis 2003, à des mises en scène qui reposent toutes sur le principe de la disruption. Par leur état ou leur pose, les corps mis en scène bouleversent l’ordre établi, mais sans jamais faire basculer l’image dans le spectaculaire. Des hommes et des femmes marchent nus dans des zones pavillonnaires (Nus, 2003), d’autres semblent figés en apesanteur dans l’espace urbain (La Chute, 2006), ou entre des rayons de supermarchés (Hyper, 2007-2011); des personnes en situation de handicap reprennent avec force possession de l’espace public (Act, 2009-2011).
À l’exception de motifs plus abstraits — les reflets de sources lumineuses de Fakestars (2001-2003), les natures mortes de Recomposition II (2011) — qui traduisent un même sens de l’observation des signes du monde contemporain, le corps apparaît comme le dominateur commun des recherches de Denis Darzacq. Il le conçoit comme une sculpture. Mais une sculpture sociale car le corps ne peut être extrait du contexte avec lequel il interagit. Il en fait l’outil d’une critique des difficultés et des stigmatisations auxquelles se heurtent certains groupes, tout particulièrement les jeunes des quartiers défavorisés ou des zones reléguées.
Denis Darzacq pointe les contraintes et les contradictions sociales. Il invite aussi, par la rupture de gestes dépourvus de sens, à affirmer une identité toujours plus complexe que celle qui nous est assignée et à reconquérir une forme de liberté là où elle semble avoir disparu.
À l’occasion du Centenaire de la Première Guerre Mondiale, Denis Darzacq a imaginé Comme un seul homme: une vidéo fruit de son travail mené avec des lycéens du Nord-Pas de Calais, d’Île-de-France et d’Alsace sur trois sites de grandes batailles (dans l’Artois, à Verdun et au Hartmannswillerkopf).
Elle donne à entendre un texte écrit à partir de lettres inédites de soldats français, anglais et allemands dans la bouche de jeunes d’aujourd’hui en visite sur les lieux de mémoire de la Grande Guerre. Écrit par l’écrivain Fabrice Rozié, ce monologue est dit par des adolescents et jeunes adultes, filles et garçons, filmés cent ans plus tard sur les lieux mêmes du conflit.
Sur un ton oscillant entre l’hésitation, l’indifférence, la soumission à l’exercice et la réelle implication, se dessine alors le portrait d’une génération qui n’a connu que la paix en écho à celle qui monta à l’assaut des tranchées au même âge…