ART | CRITIQUE

Coming Out

28 Jan - 26 Mar 2017
PFrançois Salmeron
@07 Avr 2017

« Coming Out » dévoile près de 90 œuvres de la collection privée de Nicolas Libert et Emmanuel Renoird, dans laquelle la photographie occupe une place de choix. Cette exposition esquisse ainsi un portrait de ce couple de collectionneurs, à travers leurs préoccupations esthétiques, et leur engagement envers la communauté homosexuelle notamment.

Exposer et découvrir une collection privée constituent toujours une expérience privilégiée, qui demande à ce que s’établissent de nouveaux liens entre les œuvres et leur contexte d’exposition, à savoir le nouvel espace qui les accueille, et les nouveaux regards qui les contemplent. Car d’une part, tout l’enjeu consiste à retrouver une cohérence dans l’accrochage des œuvres, elles qui, habituellement, ont été soigneusement disposées en fonction des goûts des collectionneurs et des ambiances de leur chez soi. Et d’autre part, le spectateur a le sentiment d’accéder à un trésor caché, à des objets qui, normalement, ne peuvent être contemplés que par leurs heureux propriétaires ou leur entourage.

La Chapelle des Calvairiennes réussit ainsi à nous faire passer ce doux frisson, celui d’avoir la chance de nous plonger dans une collection d’art contemporain rare et d’excellente qualité, tout en proposant un accrochage cohérent et dynamique dans un espace qui, de lui-même, en impose avec son grand retable ou ses immenses poutres apparentes au plafond.

Le portrait d’un couple de passionnés

L’exposition « Coming Out » dévoile donc 87 œuvres de la collection privée du couple Nicolas Libert et Emmanuel Renoird, qui en compte près de 900 au total. Familier de la Chapelle des Calvairiennes, le couple connaît en effet ce lieu de production, où ont été créées certaines œuvres appartenant à leur propre collection. Surtout, « Coming Out » propose un portrait délicat et nuancé de Nicolas Libert et Emmanuel Renoird, de leurs préoccupations esthétiques, et de leur engagement social et politique envers la communauté homosexuelle notamment. L’exposition réussit à mettre en avant les choix artistiques et les thématiques qui traversent leur collection, sans jamais tomber dans un hommage trop appuyé au couple. Car c’est un des paradoxes des collectionneurs, et de leur position dans le champ de l’art: demeurer discrets, tout en étant des acteurs décisifs du marché, en tant que propriétaires d’œuvres réputées, qui attirent les regards et suscitent l’admiration.

Dans la collection de Nicolas Libert et Emmanuel Renoird, la photographie occupe une place de choix: c’est elle qui occupe majoritairement l’espace de la Chapelle des Calvairiennes, à travers des portraits, quelques paysages, ou des images plus engagées abordant la sexualité des corps et la représentation du désir. La photographie apparaît surtout comme le médium de la révélation, plutôt que comme un banal enregistrement du réel et des portraiturés: «Coming Out» révèle en effet une collection, les choix et les goûts des collectionneurs, mais aussi leur sensibilité, leur engagement, et leur offre finalement une visibilité auprès du grand public et des curieux des arts à laquelle ils ne se prédestinaient pas vraiment.

Une collection incorporée

En préambule de l’exposition, un questionnaire de Vittorio Santoro nous accueille, offrant un portrait en creux de la personnalité des collectionneurs, accompagné d’un double cœur d’argile de Jean-Michel Othoniel, artiste proche du mouvement de la Gay Pride dans les années 1990. Toutefois, c’est la place accordée au corps qui est la plus frappante dès le début de l’exposition. Des corps sophistiqués, maquillés, retouchés, efféminés, transgenres, à l’attitude parfois défiante chez Youssef Nabil et Bettina Rheims. Des corps naïfs, lisses et délicats chez Les Garçons de Paris de Pierre et Gilles. Des corps sobres, traditionnels et quasi christiques chez Pierre Gonord. Enfin, des jeunes corps frêles, dorés de soleil et plein de vitalité chez Mona Kuhn.

Néanmoins, l’exposition nous plonge aussi dans des tonalités plus froides avec les clichés mi rêveurs mi tristes de Laura Henno et de Laurent Pernot, et se dégage de la sensualité prégnante des corps avec quelques paysages nordiques calmes et dépouillés de Thibaut Cuisset, ou avec les vanités de l’atelier Van Lieshout déclinées sur le mode du mobilier et du design.

Une photographie politiquement engagée

Le cœur de l’exposition, quant à lui, fait la part belle à la représentation des sexes, au désir des corps tout tendus vers la jouissance. Après les polaroïds vintages des danseurs de Mapplethorpe qui ouvraient «Coming Out», on retrouve un autoportrait du photographe, sexe lacéré, turgescent. Puis des photos cousues d’Andy Warhol, ou un cliché plus dur de Larry Clark, représentant une ado droguée, le regard vide, jambes écartées, et les magnifiques portraits de Peter Hujar, qui immortalise notamment l’amant qui lui transmettra le virus du Sida.

Par là, ces photographies ont une connotation politique et sociale, et non vulgairement pornographiques comme le soutiennent leurs détracteurs, puisqu’elles montrent une sexualité ou des pratiques jugées tabous, honteuses ou immorales par la société, la morale puritaine et les bonnes mœurs. Ainsi, la photo rend visible ce que la société voudrait cacher, taire, et ceux que la société voudrait ne pas considérer, c’est-à-dire ceux qu’elle voudrait rendre invisibles.

Extases pornographiques

La photographie opte souvent pour les gros plans, comme pour mieux se focaliser sur les instruments de la jouissance. Aux phallus en érection de Mapplethorpe, Warhol et Hujar répondent les images de Dean Sameshima qui ne sont rien d’autre que des extraits de film super 8 projetés dans des cinémas pornos. L’effet est saisissant: on perçoit des extases fulgurantes à travers des éclats de couleurs et des visages quasi défigurées par les vagues successives d’un orgasme. Visuellement, la jouissance passe par la bouche (ouverte, luisante, la langue) et le regard, paupières closes, happé par l’objet du désir, tourné vers le bas, c’est-à-dire vers les sexes et les orifices.

Art d’intérieur

Mais au-delà de la photographie, la collection de Nicolas Libert et Emmanuel Renoird s’intéresse également à la déco, et à la manière dont les objets d’art peuvent habiller un intérieur et créer un environnement, en l’occurrence celui du triplex du couple. On rencontre une gravure de François Morellet, un escalier de Richard Nonas, des coupes, des céramiques de Nicolas Le Moigne, des mobiles de Curtis Jere rappelant Calder, des totems…

La reconstitution du triplex est entourée d’installations de Sylvie Fleury, Jean-Pierre Raynaud ou Claude Lévêque, tandis que les photos de Karen Knorr s’intéressent également à la manière dont nous tentons d’embellir nos intérieurs, et déclinent avec malice une série de motifs plus ou moins classiques et kitsch, issus de tissus (ameublement, fauteuils, frises…), papiers peints ou tapisseries.

Basculer dans l’irréel

Le dernier moment de l’exposition nous invite à basculer dans l’irréel (la drogue chez Larry Clark), l’onirique (la surface miroitante de l’Hudson River chez Peter Hujar), voire l’inquiétante étrangeté (les collages surréalistes de Claude Closky, les prothèses faciales de Didier Faustino), ou l’angoisse avec le portrait d’un jeune soldat au regard absent, rentré du front afghan, chez Suzanne Opton.

Plus réjouissant, on se plonge dans l’univers de la nuit avec le glam rock décadent de Jean-Baptiste Mondino, et les corps sculpturaux des modèles de Gilles Berquet (dont on est tombé éperdument amoureux) semblant tout droit sorties d’un cabaret. L’exposition se clôt enfin avec un réveil ensoleillé, chez Nan Goldin, d’une étonnante douceur, et un portrait du musicien Moby, par Wolfgang Tillmans, allongé sur une couette aux fleurs roses.

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