En 2006, le Musée de l’Orangerie a rouvert et un jardin en son centre, cœur éclos en deux amandes qui abritent des fleurs. Ce sont les Nymphéas, de Claude Monet, étalés en panoramique au long des courbes murs. La première amande est douce et ne prend pas si fort le visiteur que dans une autre réserve parisienne des nénuphars blancs de Monet, la salle ronde au sous-sol du musée Marmottan. La seconde est plus belle, surtout le panneau du fond, dans l’ellipse courte. Les nervures roses qui sourdent du bleu mauve, les éclats de jaune des pistils dirigent l’œil vers cet espace qui est une plongée.
Quelque chose ici se distingue de Marmottan, quelque chose de rare et pourtant d’indispensable: la lumière naturelle. Les vieux conservateurs du Louvre le savent: la Joconde ne se distingue jamais comme à la lumière de mai. Calée sous l’éclairage artificiel, on ne voit en fait qu’un moment de la toile. Apprécier les Nymphéas dans ces conditions, c’est devenir l’obligé du climat, contraint de revenir à chaque saison pour les voir changer, car ils changent, sinon l’obsession de Monet n’aurait pas de sens. C’est une raison de plus pour la gratuité totale des musées.
Après la Grande Guerre, Georges Clemenceau offrit ce lieu et ce projet au vieil impressionniste afin d’accorder aux Parisiens un refuge, une contemplation que la frénésie des quatre années passées n’avaient pas autorisé mais rendu nécessaire. (Sans beaucoup savoir du Tigre, on peut dire que cet homme fut un peu énigme. Antidreyfusard qui offrit, repentant, cinq colonnes et son titre au J’accuse de Zola dans L’Aurore; dernier chef des tranchées boueuses qui recueillit les Nymphéas… Si l’on parle de grandeur pour De Gaulle, on devrait parler d’épaisseur pour Clemenceau.)
Que peut un artiste après la guerre? Rappeler la beauté à ceux qui en reviennent — convoquer l’horreur pour les foules qui ne l’ont pas vue et vocifèrent en hymne «Une autre!» comme on éructe au balto.
Que peut-il pendant la guerre? Rien, il est l’albatros déchu, empêtré comme les autres dans la fange et le plomb, dont, comme les autres, il réchappe ou meurt.
Le sculpteur et dessinateur Henri Gaudier-Brzeska y est mort, tôt, en 1915, à vingt-trois ans. A cette nouvelle, son ami Ezra Pound écrivit: «On ne peut qu’être hanté par cela». Vingt ans plus tard, la colère maintenait vive la hantise: «Je ne vois pas de raison pour pardonner ça».
Il n’y en a pas, même après un siècle. La Galerie des arts graphiques de Beaubourg présente actuellement plusieurs dizaines de raisons d’entretenir l’amertume.
Dès l’entrée, une Madone de 1912 annonce l’importance du sculpteur, sa robe de bronze impose un vaste piédestal en pyramide surmontée d’une tête qui affecte de fléchir sous le poids de la couronne comme les belles madones du gothique allemand accusaient le chiasme des hanches en se penchant sur l’enfant. De la même année, la ligne vertébrale d’un Nu de dos masculin confirme l’aise du dessinateur.
Dans la même salle mais de 1913, une Danseuse en bronze patiné de vert forme une arabesque ivre, instable sur les degrés de son socle, les coudes extravagants, les mains flamencos, légère comme un Mercure volant; elle annonce la maîtrise libérée.
Un an seulement a passé en effet que déjà Gaudier-Brzeska a changé sa manière. Sa Femme assise de marbre blanc est une masse primitive, dont l’ove cubique du visage rappelle ceux de Brancusi. Elle a l’air mutique de la Danseuse bien que sa fièvre à elle soit un repos — ses lèvres closes se joignent sans se presser. La pièce entière rappelle la Cariatide assise (1929-1936) en pierre poreuse d’Henri Laurens, un étage plus haut, mais la bouche de cette dernière justement projette un cri de Laocoon qui nuit à sa quiétude – l’effet, en somme, donne plus en rendant moins. Dans la même salle, un bronze ose balancer une stylisation radicale par un déséquilibre massif; l’unité contradictoire d’Oiseau avalant un poisson.
Cette épure des moyens plastiques, Gaudier-Brzeska la risque dès 1913 dans une linogravure intitulée Lutteurs. Il y a en germe les gouaches découpées de Matisse dans ce noir et blanc d’aplats opposés, quarante ans avant les collages.
Il n’y a pas à conjecturer. On ne sait pas. Ce qui est certain, c’est que le jeune homme à l’air grave, posant à l’œuvre devant le photographe, avec son petit bonnet de peintre et sa courte cravate à pois, se donnant l’air de chien fou venu à Londres avec ses mauvaises manières françaises, a produit en moins de trois ans des pièces majeures, des variations subtiles sur les figures imposées. Ce qui est certain et ce qui est injuste, c’est l’ami fauché avant de vivre, l’ami qui n’a pu donner à l’existence, et connaître d’elle, que ses débuts; et nous, nous qui n’avons que les fleurs pour l’après.