Un trio se met à jouer. Clarinette, violoncelle, guitare électrique. Les sons occupent peu d’espace, ils forment autour des instrumentistes une sorte de halo perdu dans l’immensité du lieu. Plus loin, sur une coursive, à plusieurs mètres au-dessus du sol, un duo joue à son tour. Trompette, clarinette. On perçoit distinctement les sons des deux groupes. La guitare électrique projette de brefs accords comme pour mesurer la distance des zones de réflexion. Les sons de la trompette traversent l’espace et semblent une adresse à des destinataires invisibles. On dirait un exercice, un tâtonnement perceptif, chacun s’efforçant de trouver sa place dans l’espace trop vaste.
Puis, de l’autre extrémité du hall, cinquante mètres plus loin, des bruits de percussion viennent comme une guerre, claquements de grosse caisse, roulements de tom, le grondement d’une plaque de tonnerre. Instinctivement, le public se déplace dans leur direction.
On aperçoit au loin, de chaque côté du hall, un pool de percussions et plus loin encore, un piano à queue. Plus on s’approche de ce trio, moins les sons des deux autres groupes sont perceptibles. Arrivé à proximité du piano, on n’entend plus que quelques sons de trompette et de guitare qui viennent résonner jusqu’à nous. Pendant ce temps, sur une mezzanine à hauteur des coursives, deux violons se sont mis à jouer. Clarinette et trompette les rejoignent, ouvrant au centre du hall, à distance des deux trios, un nouvel espace sonore.
Sous la mezzanine, deux contrebasses jouent à leur tour, comme en réponse aux trilles qui se répètent dans l’aigu du piano. Le trio percussif devient un quintette élargi dialoguant à plus de dix mètres de distance. De l’autre côté de la mezzanine, soixante boîtes à musique dispersées à même le sol en cercles inégaux se mettent à jouer. Il faut être tout près d’elles pour percevoir le bruissement que produisent leurs mélodies enchevêtrées.
À travers ce brouillard sonore, on entend, concourant tous en ce petit espace, les groupes dispersés dans le grand hall : au-dessus, les violons, clarinette et trompette; à droite, étagés selon différents degrés de profondeur, les contrebasses, les percussions et le piano; et à gauche, parfois couverts par les déflagrations de la guitare, le violoncelle et la première clarinette. Puis, peu à peu, groupe après groupe, les instruments s’arrêtent et les sons s’éteignent.
Cette étrange performance musicale a eu lieu dans le Hall des turbines de la Tate Modern à Londres le 16 juin dernier. Il s’agissait de la première de Chroma, une œuvre de la compositrice anglaise Rebecca Saunders qui sera interprétée le 10 octobre prochain à Paris dans l’espace plus cloisonné du Musée de la musique.
Les instruments seront situés dans différentes salles que les auditeurs devront traverser. Cette disposition favorisera une écoute plus précise, plus analytique, de chacun des groupes, mais elle aura aussi pour conséquence d’inscrire cette œuvre dans un tout autre rapport à l’espace, celui de l’enclavement.
Karlheinz Stockhausen a exploré cette dimension dans quelques œuvres marquantes à la fin des années soixante, dont l’étonnante Musik für ein Haus (1968) où des compositions de quatorze auteurs différents étaient données simultanément dans quatre pièces d’une même maison. Cette logique déambulatoire a pris quelques années plus tard la forme d’un parcours initiatique dans les caves du Palais des Congrès de Liège avec Alphabet (1972), moins une œuvre qu’une suite de « stations » musico-théâtrales réparties dans quatorze pièces ouvertes les unes sur les autres que les auditeurs traversaient comme les moments d’un sens à venir, culmination où le parcours se concentre et se résume. Chez Stockhausen l’enclavement est toujours sauvé, et donc nié, par la synchronisation : il y avait dans Musik für ein Haus une cinquième pièce où l’on pouvait entendre ce qui passait dans les quatre autres.
Déambulation auditive
L’espace est dans ces œuvres plus qu’une circonstance d’écoute, autre chose en tout cas qu’un mode d’accès à l’œuvre musicale. L’éloignement des groupes instrumentaux et la déambulation auditive que cette dispersion implique n’ont rien d’accessoire ou d’extérieur. Ces œuvres ne peuvent se donner, et n’ont de sens, qu’espacées. Nous avons jusqu’ici fait comme si ce mot, « espace », allait de soi.
Mais de quel espace parlons-nous ? S’agit-il du lieu d’exécution et d’audition de l’œuvre, avec sa luminosité, ses dimensions, ses qualités acoustiques ? C’est dans cet espace que les sons vont résonner et ils ne résonneront pas de la même manière dans le Hall de turbines de la Tate Modern que dans une suite de salles du Musée de la musique.
Mais est-ce là vraiment ce que l’on entend quand on parle d’espace musical ou sonore ? Le lieu où la musique s’écoute n’est pas exactement l’espace qu’elle donne à entendre même si l’un passe dans l’autre et qu’il est difficile de les séparer complètement. Cet espace sonore, perçu ou senti (on reviendra sur ces mots) dépend autant de la position des instruments que de la nature des sons qu’ils jouent et il appartient de ce fait à toute musique à partir du moment où elle se donne à entendre. Il y a par exemple chez Berlioz un authentique travail de composition des espaces sonores par association de timbres, réduction ou élargissement de l’effectif instrumental, jeu sur la disposition des pupitres dans l’orchestre…
Seulement, jusque dans les années cinquante et à quelques notables exceptions près, cet espace sonore ne se déployait que dans le cadre d’une organisation frontale et bipolaire — public contre scène — de l’espace d’écoute. Ce qui ne constitue pas forcément un obstacle à la spatialisation. Une œuvre comme Le sette chiese (2002) de Bruno Mantovani suppose une répartition des groupes instrumentaux autour de zones distinctes, exploitant les trois dimensions — largeur, hauteur et profondeur — de l’espace scénique.
Le premier travail des compositeurs fut néanmoins de tenter de briser cette frontalité en composant des espaces sonores qui en-traient en contradiction avec elle. Les trois orchestres en fer à cheval de Gruppen (1958) de Karlheinz Stockhausen, les quatre orchestres de Carré (Stockhausen toujours, 1960) ou du Polytope de Montréal (1967) de Iannis Xenakis, les huit groupes instrumentaux de Rituel in Memoriam Maderna (1974) de Pierre Boulez, les quatre-vingt-huit musiciens dispersés dans le public de Terretektorh (Xenakis, 1966), etc., les exemples ne manquent pas, et même si les espaces que ces œuvres font entendre sont très différents les uns des autres, ils remettent tous en question l’architecture duale des salles de concert.
Cependant, quarante-cinq ans après leur écriture, les onze articles du texte de Karlheinz Stockhausen sur la musique dans l’espace n’ont toujours pas servi à ériger le moindre auditorium. Mais sans doute n’est-ce pas là la question la plus importante. L’histoire de la musique est celle d’une incessante appropriation, non seulement d’instruments, de formes et de styles, mais également de lieux non prévus que les compositeurs entreprennent de désaffecter. Gruppen fut créé dans une salle de la Foire-Exposition de Cologne et cela n’a guère été un obstacle à sa réception. Dans toutes les œuvres que nous avons citées, et dans beaucoup d’autres, la question de l’espace telle que nous l’avons posée jusqu’ici, c’est-à -dire celle de la disposition des sources sonores, n’est que la conséquence, et aussi souvent la résolution, de problèmes qui se sont posés au niveau de l’écriture.
Articuler des structures ponctuelles
Comme l’écrivit très tôt Karlheinz Stockhausen, distribuer les groupes instrumentaux dans l’espace acoustique permet « d’articuler des structures ponctuelles » en les répartissant en « phases de temps de diverses longueurs » et de « rendre intelligible leur superposition synchronique ». Pierre Boulez va dans le même sens quand il affirme, à propos de Répons, que « l’espace fournit la capacité de séparation supplémentaire pour distinguer le modèle joué par le groupe instrumental, au centre du dispositif, des solistes [deux pianos, vibraphone, xylophone, cymbalum et harpe] placés à la périphérie ».
L’espace ne serait qu’un discriminant auditif, une manière d’écorcher en la rendant lisible, c’est-à -dire audible en différentes zones de l’espace d’écoute, la complexité structurelle des œuvres.
De ce point de vue, l’œuvre de Rebecca Saunders, avec son écriture par groupes autonomes destinés à interagir dans l’espace acoustique, n’ouvre pas semble-t-il d’autres voies, même déambulatoires. Nous voilà presque revenus à notre point de départ. L’espace nous apparaît comme le cadre de déploiement et éventuellement d’explicitation de l’œuvre (à la manière d’un crible auditif), mais sa fonction demeure accessoire. À moins que l’on ne prenne en considération l’espacement propre à l’écriture musicale, un espacement que viendrait figurer, en figeant le mouvement, l’espace stratifié de la partition d’orchestre.
De ce point de vue, la spatialisation des groupes instrumentaux à partir des années cinquante serait l’incarnation physique d’un espace propre à l’écriture, sorte de proto-espace structural dont on trouve des exemples chez les compositeurs dont nous avons parlé : la forme de groupes chez Stockhausen, le nuage de sons chez Xenakis et la série de référence chez Boulez sont des principes topologiques de structuration des sons, de véritables espaces prototypes que la spatialisation des sources permet de révéler, d’articuler et surtout de mettre en mouvement4. On retrouve dans les œuvres de ces trois compositeurs toutes sortes de processus d’expansion sonore qui ont peu de choses à voir avec l’idée traditionnelle de développement.
Comme si la musique rompait son cours et se dressait progressivement dans l’espace acoustique. On ne peut s’empêcher d’entendre dans ces œuvres une paradoxale verticalité sonore. La prolifération périphérique de Répons, les paraboloïdes de Metastasis (qui serviront de base volumétrique à la construction du Pavillon Philips), les spirales de Gruppen et de Carré, tous ces espaces sont étrangement tordus vers le haut, enroulés et gauchis et comme tendus vers un point-limite.
Dans ces quelques exemples qu’il faudrait pouvoir analyser en détail, le mouvement même de génération de l’œuvre semble s’identifier à son déploiement dans l’espace et comme espace. L’œuvre naîtrait en s’espaçant, ce qu’on entend d’ailleurs déjà dans le prélude de la Création de Haydn, cet oratorio d’un autre temps dans lequel la naissance du monde s’interprète comme l’étagement progressif de l’échelle des hauteurs et la lente différenciation des timbres orchestraux : le mouvement même de constitution de l’espace tonal.
Perspectives partielles
Nous avons depuis le début de cet article employé beaucoup d’images. Ces images ne sont pas des métaphores au sens où elles mettraient en scène une analogie entre deux choses, elles disent en quelque sorte la chose même, mais cette chose est indécise. L’espace sonore possède en effet cette singulière qualité d’être à la fois perçu et imaginé, ou plus précisément d’être une image qui n’aurait pas été imaginée, mais bel et bien entendue.
L’espace sonore est, pour reprendre l’expression de Nathalie Depraz, « imageant » : « l’espace sonore, écrit-elle commentant Merleau-Ponty, est un espace visuel intensifié et métamorphosé en espace imaginaire ». Seulement, comme elle le montre très bien, ce singulier enchevêtrement des sens reste incompréhensible tant que l’on n’a pas atteint le stade où l’élément sonore « disparaît » et devient « l’expérience […] d’une modification de tout mon corps ». Ce stade n’est autre selon Merleau-Ponty que « cette couche originaire du sentir qui est antérieure à la division des sens ». Toute perception serait ancrée dans une corporéité — un sentir pré-sensitif — où tous les sens fonctionneraient de manière synesthésique.
Ce qui expliquerait les nombreuses résonances visuelles qui s’attachent à la musique, qu’elle soit ou non spatialisée. Mais cette « couche originaire » dépasse rarement chez Merleau-Ponty le stade de l’hypothèse. Parcourons à nouveau le Hall des turbines de la Tate Modern.
Nous avons dit un peu vite tout à l’heure que l’œuvre de Rebecca Saunders n’ouvrait aucune voie nouvelle. Sans doute, si l’on s’en tient à l’écriture instrumentale; mais le propre de Chroma est précisément de ne se composer que dans son espace d’exécution. Et cette composition ressemble plus à une décomposition au sens où le rôle de l’espace n’est pas de révéler une structure sous-jacente mais de disperser les groupes instrumentaux au point de rendre impossible la perception d’une forme d’ensemble. Et s’il est une telle forme, ce ne pourra être que la forme dramatique d’une déambulation qui ouvre dans une œuvre à jamais incomplète des perspectives toujours partielles.
Chaque pas qui nous rapproche d’un groupe nous éloigne d’un autre, chaque pas décide du prochain son. chroma est moins une œuvre que les conditions d’une œuvre impossible dont le protocole est d’être composée et inachevée par ceux qui la parcourent. L’espace, ici, destitue autant qu’il produit. Ce qui a aussi pour conséquence que cette musique soit très rigoureusement déterminée par son lieu d’exécution.
Accorder, masquer, révéler
À la différence des œuvres que nous avons citées plus haut, il est impossible d’abstraire l’espace sonore de Chroma de son espace d’écoute, autrement dit de la répéter identiquement dans différents lieux. Sa logique est celle de certaines installations sonores qui s’appuient sur les espaces qu’ils investissent jusqu’à les recouvrir, pour reprendre la très belle expression de Robin Minard, d’une « peau intérieure ». Il parle aussi d’accorder un lieu comme on accorderait un instrument, de masquer certains bruits et d’en révéler d’autres, d’agir sur ses fréquences de résonance de manière à décaler les espaces auditif et visuel, comme dans la Parochialkirche à Berlin pour Stationen.
Rien n’est à proprement parler installé, mais tout est remodelé, fluidifié, escaliers, murs, plafonds, jusqu’à notre champ perceptif dont les sens apprennent à se désaccorder. Le jeu est dans l’écart organisé des espaces sonore et acoustique, les sons semblant émaner des parois de pierre comme si l’édifice était animé d’une résonance intérieure. Donner à sentir l’espace s’affectant lui-même et les sens jouant l’un contre l’autre. Sans doute est-ce là qu’est la grande différence. Il ne s’agit plus de déployer des espaces sonores jusqu’à ce que s’abolissent les frontières des espaces d’écoute comme Stockhausen l’a souvent mis en scène, du Planétarium du Pavillon Allemand de l’Exposition Universelle d’Osaka, en 1970, à son Helikopter-Streich-quartett en 1957.
Les musiciens n’ont plus guère de telles ambitions. Ne suffirait-il pas que la musique recueille un peu de l’espace du dehors, qu’elle s’en laisse affecter comme la voix d’Alvin Lucier lentement désarticulée par le lieu où elle résonne (I am sitting in a room, 1969) ou ces bruits de rue qu’on entend dans certains morceaux d’Alejandra et Aeron (Ruinas Encantadas, 20018), filtrés par l’acoustique singulière d’une maison de Logroño ? Alejandra Salinas et Aeron Bergman ont habité cette maison, dans la région de la Rioja en Espagne, pendant les quelques années qu’ils ont passé à collecter des témoignages du folklore local. Les disques qu’ils ont réalisés à partir de ces enregistrements n’ont bien sûr rien de folklorique. On entend ainsi sur une des plages de Ruinas Encantadas — c’est en tout cas ce que suggère son titre — le vent qui descend des montagnes au nord de Madrid, et il y a dans ce souffle, nettement perceptible, un écho du folklore de la Rioja, comme des poussières musicales que le vent charrierait vers le sud, mêlant à son bruit rauque le bruit de fond d’un pays qui abandonnerait ses sons aux éléments.
L’espace cesse ici d’être le moyen ou le médium d’une « révélation » pour devenir l’instance la plus étrangère au temps musical. Il ne s’agit pas tant de faire passer la musique dans le décor comme le voulait Brian Eno que d’organiser sa dissipation. Disparaître dans l’espace et, peut-être, s’y résoudre.
(Publié avec l’aimable autorisation d’Accents n°21, le journal de l’Ensemble Intercontemporain, sept.-déc. 2003)