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Christian Boltanski

Les installations, les images, les spectacles de Christian Boltanski tournent aujourd’hui autour de deux thèmes : l’importance de l’individu et le malheur de perdre son identité. Une rencontre avec Élisabeth Lebovici, critique d’art.

Christian Boltanski est un individu, unique et périssable. Comme son travail depuis la fin des années 1960, réflexion visuelle sur la mémoire, le temps, l’identité et l’anonymat de toute image. Boltanski vient de présenter à Paris, avec Jean Kalman et Franck Krawczyk, l’extraordinaire «O Mensch!», parcours «entre chien et loup» dans le cadre du Festival d’Automne.

Élisabeth Lebovici. Peut-on dire que vos premières interventions sur la «scène parisienne», à la fin des années 1960, se dégagent du formalisme pour témoigner d’une vision plus anthropologique de l’art ?
Christian Boltanski. J’ai été très marqué par les sciences humaines et Lévi-Strauss, comme toute ma génération. Avec dix ans de plus, j’aurais été un peintre abstrait expressionniste, alors que je n’ai aucun goût pour la peinture abstraite expressionniste. Mais au-dessus de l’individu, il y a un déroulement du temps. Je pense être un artiste expressionniste, mais un artiste expressionniste lié à une période précise de l’histoire de l’art. C’est déroutant car on pense avoir une maîtrise de son histoire, sans forcément être conscient qu’on se situe à l’intérieur d’un déroulement historique; alors on dit la même chose, mais les mots qu’on emploie sont différents.
Pour ma part, j’ai commencé en 1969, j’ai connu Beuys en 1970, je savais que Warhol existait, du coup j’ai voulu faire des films. Il s’agissait plus d’une sorte d’environnement, de rencontres diffuses ressenties sans connaître vraiment. Je me souviens avoir vu en 1969 une pièce de Paul Thek, qui m’avait énormément impressionné. Même si je n’ai pas cherché à savoir qui il était, cette image s’est gravée en moi et m’a servi. Sans doute, on ressent son temps comme ça. J’ai été influencé tôt, grâce à Annette Messager, par l’art brut. Le côté décalé de l’art brut, par rapport à l’histoire de l’art classique, m’a certainement servi de leçon. J’étais impressionné par l’ambition énorme d’explication du monde dont ces artistes font montre et son décalage avec leurs moyens, dérisoires: un pauvre bout de papier crade pour représenter l’image de Dieu. Je me suis intéressé à l’art brut comme les cubistes l’ont fait pour l’art africain, en prenant sans rien y connaître. Ce qui est amusant, aussi, dans l’art brut, c’est qu’il est beaucoup moins datable que l’art traditionnel. L’art parle du temps, l’art est lié au temps, et en même temps il n’y a pas de progrès. J’ai horreur qu’on dise de moi que je suis un peintre contemporain. Il s’agit de se poser à soi-même quelques questions.

Lesquelles?
Des questions d’ordre psychanalytique et d’ordre théologique. Je pense qu’au début de chaque œuvre, il y a un malheur, un choc, un événement, qu’on a beaucoup de mal à dire. Au cours d’une vie, on va le regarder de toutes les manières, de tous les côtés, avec des approches différentes. En parler fait qu’on vit mieux. Il en va ainsi pour chaque artiste. C’est comme un voyage: on va le raconter de manière poétique, géographique… Et puis il y a des interdits. Pour moi, qui suis supposé faire un travail d’ordre personnel, je n’ai que très récemment osé mettre les images de mon père et de ma mère dans une œuvre. Tout ce qui reste de mon enfance [c’est un titre, ndlr]: pratiquement tout est faux. Un album de photo de la famille D. [autre titre], D pour Durand, un nom français… Mon enfance a été très spéciale et mon travail n’a cessé de la cacher par une autre, inventée, celle d’un Michel Durand, à l’image d’une famille normale.
Très longtemps après, j’ai pu commencer à en parler et mettre une image du père. Donc il me semble qu’être artiste est une manière d’arriver à un peu mieux comprendre, très lentement, le sujet qui a marqué votre vie. Etre artiste, c’est aussi ne plus vivre. Un artiste n’a plus de vie, il n’est plus que miroir des autres, il n’est plus que montreur. Selon moi, une œuvre réussie, c’est lorsqu’on devient totalement son œuvre: ainsi, à la fin de sa vie, Giacometti se met à ressembler à un Giacometti, Bacon à un Bacon et moi à une boîte de biscuits ! Quand on a tellement intériorisé ce qu’on fait, qu’on n’est plus que son œuvre, ça devient une facilité de jouer à la vie. Une nouvelle de Lovecraft raconte l’histoire de parents qui adoptent un enfant, et lorsqu’ils se promènent dans le village, tout le monde reconnaît son grand-père mort, sa mère disparue… Cet enfant représente le désir de chacun, son visage est le reflet du désir des autres. C’est un peu ça, être artiste.

Un montreur se doit à son public. Est-ce ainsi qu’on peut parler de dimension publique de votre travail ?
Je présente des choses très simples, qui, je pense, sont compréhensibles par tous ceux qui regardent mon art. Comme on le sait, c’est toujours celui qui regarde qui fait l’œuvre et en art les questions sont extrêmement limitées. Chacun reconnaît et s’approprie mon travail en fonction de son propre vécu. La beauté de l’art, c’est de parler de son village et du monde, d’être le plus personnel et le plus universel à la fois. Je dis toujours qu’on ne peut lire Proust que parce qu’il nous parle de nous: nous avons tous attendu que notre mère vienne nous embrasser le soir, nous avons tous été jaloux. Ce qu’il y a de plus intime est aussi le plus collectif, de sorte que les œuvres d’art agissent comme une sorte de stimulus, de «je me souviens», «naturellement!», «mais c’est bien sûr!», «c’est vrai, j’ai connu ça!». Je tâche toujours d’avoir des formes qui sont connues et reconnaissables. Si on prend le cas de la boîte de biscuits, c’est un objet minimaliste, et en même temps chaque personne de ma génération a eu une boîte de biscuits, qui lui servait de boîte à trésors, un coffre-fort du pauvre.

Votre travail consiste-t-il alors à cacher, ou à montrer des images?
Dans l’exposition «Iconoclash» à Karlsruhe, en 2002, j’avais placé au mur un grand nombre de photos de cadavres et j’avais recouvert ces images d’une pellicule argent, qu’on pouvait gratter comme on fait avec les billets de Tac O Tac: le premier jour, la salle était splendide, complètement argentée; puis les spectateurs grattaient et ils voyaient apparaître les images d’horreur, tout en laissant par terre des lambeaux de pellicule argentée. Mais est-ce un choix? On est tenté de regarder et on ne veut pas regarder, on sait que c’est mal mais on regarde et ce faisant, on devient criminel, on participe au crime, on est mouillé. J’ai été malade lorsque j’ai vu pour la première fois Salo, le film de Pasolini. Lorsqu’à la fin, les scènes de torture apparaissent comme à travers des jumelles, le spectateur se voit regarder, en situation de jouissance, il est lui-même le mal. J’ai fait, il y a plusieurs années, une exposition à la galerie Yvon Lambert, où des rideaux noirs légèrement soulevés par le vent, cachaient des photographies de cadavres. J’ai l’idée qu’on ne doit jamais jouer avec une photo horrible dans une exposition, en tout cas, pas directement. On doit les voiler, les cacher, pour donner un choix. Je pense que mon art est très «chrétien». Comme je l’explique parfois, j’ai une idée du christianisme un peu spéciale, je ne crois pas à la survie et je n’entre jamais dans les églises pour y prier. Mais mon art parle de l’humanisme d’une religion qui s’est débarrassée d’un dieu puissant pour donner la place à chaque individu. J’avais un projet pour l’an 2000 qui était de nommer tous les habitants de la Terre. Le problème, c’est qu’on avait calculé qu’il faudrait trois ans et demi, et que comme les gens naissent et meurent plus vite, la liste n’aurait jamais été correcte. Le nom est important. Mais dès qu’on prononce le nom, il est déjà trop tard, parce qu’il n’est plus là.

Peut-on différencier des époques, des «périodes» dans votre travail ?
J’ai toujours été très sentimental. Il n’y a jamais eu de moquerie dans mon art. Le minimalisme était encore lié à l’utopie, dérivée de l’idéologie du Bauhaus, qu’on peut donner des formes parfaites pour toute l’humanité, avoir un message universel, être heureux dans 4 mètres sur 3. Mais le malheur d’aujourd’hui n’a plus aucun chemin. Aujourd’hui, j’ai voulu, dans la fête qu’est la Biennale de Venise 2003, dernier carnaval grotesque, faire entendre les chiens qui hurlent: c’est pour moi dire quelque chose sur le monde, pas une dérision. L’importance de l’individu et le malheur de perdre son identité sont deux thèmes qui sont arrivés chez moi il y a huit ou neuf ans. Au musée d’Art moderne de la Ville de Paris [en 1998], sous l’intitulé «Menschlich», j’avais disposé toutes sortes de photographies de gens dont on ne savait rien, tous uniques et sans mémoire, sans identité, pas remplaçables et remplacés. La mémoire disparaît extrêmement vite.
On ne peut survivre que si l’on pense à la fois que chacun est unique et qu’il se perd à une rapidité prodigieuse. Qu’il soit bon ou mauvais. Il reste seulement des gens dont on peut seulement dire: menschlich, humain. Ils ont été des humains. J’avais une grand-mère remarquable, comme toutes les grands-mères. Il ne reste rien d’elle, à part quelques images dans la tête de mes frères et de moi. La seule raison de vivre, pourtant, c’est de se dire que les choses continuent.

Depuis une dizaine d’années, vous vous êtes évadé des lieux traditionnels de l’art…
Je travaille de plus en plus vers le théâtre, vers l’idée de la cérémonie. Une exposition comme celle du musée d’Art moderne de la Ville de Paris [«Dernières Années», 1998] était pour moi du théâtre. Même si les pièces existaient, elles ne formaient qu’un spectacle. Chaque œuvre était équivalente, toute l’exposition était la pièce. Aujourd’hui, ce que je fais le plus souvent est éphémère. L’objet lui-même n’a plus d’importance. Les musées d’art contemporain pourraient tout aussi bien ne rien garder et n’avoir que des plans de montage. Pourquoi transporter, conserver certaines pièces? Pourquoi payer des assurances astronomiques pour des boîtes de biscuits, qui arrivent enveloppées dans du papier de soie? Pourquoi obliger les manutentionnaires à mettre des gants alors que je me fous de ces boîtes de biscuits? Je n’ai même plus de lien personnel avec elles: au début, je pissais dessus pour les rouiller, mais n’importe qui peut les rouiller pour moi. Il y a de plus en plus dans mon activité un désir de faire des choses qui n’ont pas de réalité matérielle. Il existe différents modes de transmission. L’un judéo-chrétien, par la relique, le culte de la «vraie croix». En revanche, au Japon par exemple, les jardins sont refaits tous les jours, les palais tous les dix ans, mais il y a des gens qu’on appelle «monuments nationaux» parce qu’ils ont le savoir et peuvent le transmettre. Je parie que dans certains pays d’Afrique, connaître l’utilisation d’un masque et transmettre cette information est plus important que la forme du masque.

Votre génération a gagné le musée. Et maintenant, le fuit-elle?
Un jour, nous serons tous dans la même salle de musée et les visiteurs penseront qu’il s’agit du même artiste, comme on le fait lorsqu’on entre dans une salle de pastels du XVIIIe siècle. Ce qui caractérise ma génération, c’est qu’elle appartient à la fois à l’Académie et à l’avant-garde, ou, en tout cas, que ces différences, propres au XIXe siècle et à la modernité, se sont totalement émoussées: je suis professeur à l’école nationale supérieure des Beaux-Arts, mes amis ont reçu des médailles, nous avons tous reçu des prix. Ce qui me semble plus important aujourd’hui, c’est d’appartenir à un courant de l’art du XXe siècle, qui serait lié à l’interprétation et qui fonctionne comme des partitions qu’on joue plus ou moins bien. Il faudrait que plus tard ce soit: «œuvre de Boltanski, jouée par Untel». Mais il ne faut pas non plus se prendre pour plus fort qu’on n’est. Le musée feuillettera les pièces comme un album de souvenirs…

Les artistes peuvent-ils changer l’état des choses?
Il me semble plutôt qu’il y a deux raisons de l’art: donner des émotions et poser des questions. Dans un petit livre qui s’appelle Sans-Souci, j’avais réuni des centaines de photos d’amateurs de la période hitlérienne, où l’on voyait des nazis en personnes très sympathiques, en bons pères de famille. J’avais montré cette série pendant la première guerre du Golfe, alors que la télévision diffusait des images de soldats américains rentrant du front et se précipitant vers leurs femmes et leurs enfants. Ils avaient des têtes d’anges. Je me disais que quatre heures plus tôt, ces militaires avaient tué des femmes et des enfants. Ils pouvaient donc tuer un enfant le matin, et embrasser un enfant le soir.

Entretien réalisé par Élisabeth Lebovici pour Libération samedi 1er et dimanche 2 nov. 2003 et publié par paris-art.com avec l’aimable autorisation de Libération.

Christian Boltanski est né à Paris en 1944. Il vit et travaille à Malakoff.

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