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Chic by accident

Pas d’autre décor pour accueillir la création d’Yves-Noël Genod que l’espace vierge qui l’invite, ce parking blanc qui en a vu d’autres et qui n’a jamais semblé aussi vaste, propice à d’infinies mutations. Pendant l’heure et demie — peut-être plus, peut-être moins — que dure la représentation, une brèche, une faille s’opère dans l’espace-temps où s’engouffrer avec une certaine confiance, guidé par le metteur en scène et sa joyeuse troupe.

Chic by accident
se déploie en pleine fashion week et s’en réapproprie le défilement. Car comment résumer autrement ce qui se produit en scène, sans appauvrir ou au contraire nourrir la représentation de ses propres attentes, ses mythologies personnelles?
Impossibles d’énoncer tout ce qui advient, tout ce que l’on reconnaît, isole et nomme silencieusement.

Des acteurs, des danseurs, des contorsionnistes évoluent librement dans l’espace. Ils s’immobilisent, parlent, lisent, crient, se touchent, déposent devant nous des éléments, des vêtements comme des mues, bribes à partir desquelles se déploient des images. Moments de grâces qui se découpent, il s’imprime des figures comme des débuts d’histoires déjà vues, connues, soudain rendues à leurs genèses.
Dépouilles, dépouillement, animaux morts et vivants, maquereau, serpent, mais aussi chaussures qui à elles seules évoquent et engagent une nécessaire mise en mouvement.

La beauté de la proposition, qui frôle le vide avec une certaine virtuosité, tient avant tout par l’espace qui se compose autour des acteurs, depuis leurs présences vibrantes.
La mise en scène tout comme l’éclairage se fait enveloppante, délicate, esquissant des états au lieu d’échafauder des structures. Cela évoque l’ikebana, cet art floral japonais où il faut avant tout observer, reconnaître la beauté de la plante afin de l’exposer dans de subtils arrangements.
Outre les motifs, ces figures qui jaillissent d’elles-mêmes entre projections personnelles et archétypes immémoriaux, se dégage un rythme binaire qui offre une structure à laquelle se raccrocher. Alternance de noirs et de lumières, entre lesquels crépitent ou dansent des flammes elles-mêmes intermittentes, des étincelles filantes qui ponctuent l’obscurité et dessinent des trajectoires fugaces.

Alors que la pièce célèbre la spécificité du spectacle vivant, l’ardente présence des acteurs, leur singularité même, il se dégage quelque chose de quasi cinématographique. Une conscience aigue de l’instantané. Comme si notre perception devenait aussi précise que celle de l’appareillage technique et qu’il s’y produisait la même réaction sensible: capacité à redéployer temps et espace, y produire la collision de souvenirs.
Fragments d’histoires connues ou secrètes, il se livre de l’intime à distance, dans la beauté rassurante d’une évidente nudité, jamais semblable, pourtant commune.

Plaisir pyrotechnique à regarder un feu naître et s’éteindre, ravissement qui contraste avec tous les autres théâtres de l’artifice, Yves-Noël Genod prend le temps qu’il faut pour voir; temps qu’il nous délivre, complété sans être achevé cependant, ou subordonné à une quelconque forme.
Tout se produit dans le moment présent. Jamais la salle, sa chaleur, la présence de chacun de ses membres, n’apparaît à ce point crucialement unique, différente à chaque représentation, reflet de cette frise d’individus qui se démarquent sur scène.
Avec un baiser, chuchoté par deux fois, ou l’instant d’un cri, projeté vers l’inconnu, ce sont tous les cris, tous les baisers, qui rejoignent le défilé des corps.

Lorsque le salut advient il ne rompt aucune illusion, il constitue juste une ultime présentation: le silence se fait cérémonial, respectueux, tandis que le temps se dilate devant une autre forme de déposition; le spectacle meurt paisiblement. Et si personne n’applaudit dans la salle, se crée alors une suspension remarquable qui semble prolonger la jouissance du regard dans un dernier souffle, une apnée pleine de tout ce qui la précède, de tout ce qui lui fera suite.