Cherry Brandy est une pièce multiple et foisonnante, de par ses références mêmes. Josef Nadj a puisé son inspiration dans la littérature russe, auprès d’Anton Tchekov et son Chant du cygne, puis de Varlam Chalamov, qui dans ses récits expose le périple concentrationnaire dont il a été victime. Ce dernier décrit, dans un texte qui donne son nom à la pièce, Cherry Brandy, la fin tragique du poète Ossip Mandelstam, mort d’épuisement lors d’un transfert au goulag.
Réalisant un trait d’union entre plusieurs réflexions sur l’expérience de la déportation, de la détention et de la mort, Josef Nadj s’interroge sur l’engagement de l’artiste. Il met en scène un univers sombre et pourtant fertile, questionnant la figure du «poète absolu», visionnaire et ignoré, qui porte dans sa nécessaire existence la trace du martyr moderne.
La pièce s’ouvre par une pénombre maîtrisée. Sur scène, apparaissent des corps, bribes éparses, dissimulées, donnant lieu à une matière corporelle dense, physique et anonyme. La lumière ne nous laisse qu’entrevoir, le regard scrute dans l’obscurité et les images s’accumulent grâce à l’effet de la persistance rétinienne.
Puis l’on s’engouffre dans un climat morbide. Deux jumeaux entrent et sortent du plateau, nous entraînant par leurs gestes mimétiques dans une sorte de vertige du même et de l’altérité. Josef Nadj, lui, incarne un personnage macabre et tranquille, Nosferatu impassible, animant un théâtre de poche ― pour une mise en abîme de la représentation, très fréquente chez le chorégraphe.
Énigmatique et intrigante, Cherry Brandy ne dévoile pas tous ses mystères. Elle nous laisse déchiffrer parmi les mots inscrits à la craie sur un tableau noir, les différents sens et mobiles, ceux d’un crime inavoué, celui d’une humanité entière confrontée à sa propre convulsion… Dans cette tentative d’évoquer la violence de l’enfermement et de la mise à mort, Josef Nadj convoque l’expressionnisme allemand, entre cinéma muet et théâtre burlesque. Un univers désuet et intemporel qui nous plonge dans le désarroi autant qu’il sait nous réconforter.
Théâtre du quotidien, jeu d’ombres chinoises… Dans une sorte de nostalgie poétique, convoquant des formes de représentations presque obsolètes, Josef Nadj recrée de l’enchantement et jongle avec brio entre ces différentes expressions sans jamais sombrer dans l’excès. Par grincements, crissements, froissements, la musique intensifie ce climat d’inquiétante étrangeté.
— Chorégraphie: Josef Nadj
— Musique originale: Alain Mahé
— Lumières: Rémi Nicolas assisté de Lionel Colet
— Décor, accessoires et objets scéniques: Clément Dirat, Julien Fleureau
— Conception des masques et accessoires: Jacqueline Bosson
— Costumes : Françoise Yapo assistée de Karin Wehner
— Avec: Johan Bichot, Ivan Fatjo, Eric Fessenmeyer, Grégory Feurté, Peter Gemza, Anastasia Hvan, Panagiota Kallimani, Anne-Sophie Lancelin, Lazare, Cécile Loyer, Josef Nadj, Emanuela Nelli, Marlène Rostaing