Le titre de l’exposition inaugurale «Chefs-d’œuvre?» du Centre Pompidou-Metz est heureusement formulé sur le mode interrogatif, tant la notion semble resurgir de très loin, au risque de paraître désuète, tant, également, elle est devenue insaisissable, et guère adaptée à un musée consacré à la période moderne durant laquelle les chefs-d’œuvre ont été plutôt malmenés par les avant-gardes.
Pour Laurent Le Bon, le directeur du Centre Pompidou-Metz, une œuvre peut prétendre au statut de chef-d’œuvre si «elle est unique et marque un moment de rupture, de transformation radicale; [si], quasiment sans précédent et sans suite, elle condense pourtant les traits saillants de l’œuvre» entière de l’artiste qui l’a produite.
Plus que la notion de perfection héritée de la maîtrise de l’artisan et de la tradition du compagnonnage, c’est là son caractère d’exception, de césure, de différence signifiante, autrement dit sa qualité d’événement, qui prévaut. Le chef-d’œuvre serait en quelque sorte une œuvre superlative — portée à son plus haut degré de qualité, jusqu’à la transcendance.
Cette acception plutôt dynamique du chef-d’œuvre n’en bute pas moins sur les questions complexes des critères et fondements de la valeur des œuvres, ainsi que sur les modes de légitimation de l’œuvre en chef-d’œuvre.
Au lieu de croire que le chef-d’œuvre surgirait de l’œuvre de façon exceptionnelle, intempestive, presque miraculeuse, par l’effet d’une excellence quasi-surnaturelle de l’artiste dans l’exercice de son art.
Un chef-d’œuvre adviendrait à l’artiste élu, presque malgré lui. Comme un don divin, fût-ce par une divinité profane.
Ainsi référé au seul artiste, le chef-d’œuvre est refermé sur un individu singulier (son travail, son talent, son… génie), sur la scène de son apparition (l’espace clos de l’atelier) et sur la scène de son exposition (l’espace confiné et surprotégé du musée). Sans autre dehors que la transcendance.
Cette dimension religieuse qui colle à la notion de «chef-d’œuvre» se traduit, chez les spectateurs, par des postures de respect et de déférence, d’idolatrie, de culte.
Contempler une œuvre labellisée «chef-d’œuvre», c’est d’une certaine façon, dans les lieux de culte que sont les musées, s’incliner devant sa grandeur, faire preuve d’humilité, mesurer l’immensité qui nous en sépare. C’est finalement renoncer à la critique car, en tant que figure de l’absolu, le «chef-d’œuvre» force l’admiration et ne suscite guère que la communion, l’adhésion.
Or, la réalité est tout autre: une œuvre ne naît pas «chef-d’œuvre», elle le devient. Et pour des raisons qui ne sont pas toujours d’ordre esthétique. Laurent Le Bon en convient d’ailleurs à mi-mot. En distinguant le chef-d’œuvre «dans le musée» et le chef-d’œuvre «dans l’histoire de l’art», et en admettant à propos de La Joconde qu’elle «est universellement identifiée, dans l’imaginaire collectif, comme le chef-d’œuvre absolu», mais sans bénéficier du même privilège «du point de vue de l’histoire de l’art», sans même être la meilleure œuvre de Léonard de Vinci.
Il y aurait donc des ratés dans la consécration des Å“uvres en chefs-d’œuvres, des Å“uvres qui seraient meilleures que des chefs-d’œuvre?…
Quoi qu’il en soit, il apparaît que les chefs-d’œuvre sont tributaires d’un point de vue: celui, subjectif, de quiconque; celui des plus grands spécialistes; celui des institutions artistiques (les musées); ou celui des tenants d’une discipline (l’histoire de l’art). C’est ainsi que se fissurent l’universel, l’absolu, la transcendance, le génie, etc., et tous les superlatifs essentialistes qui escortent lesdits «chefs-d’œuvre».
Une œuvre n’est pas un chef-d’œuvre par essence, ou par grâce divine — fût-ce une divinité profane. Elle doit pour devenir chef-d’œuvre être dite, nommée et considérée comme telle.
Il n’existe donc pas de chef-d’œuvre sans processus de production notamment discursif, de fabrication. N’y échappe d’ailleurs pas La Joconde elle-même dont ses qualités esthétiques exceptionnelles n’ont pas suffit à en faire un chef-d’œuvre. Il a fallu que s’ajoutent à ses qualités propres une série de faits et de circonstances extra-esthétiques, qui n’ont cessé de lui conférer une actualité, et de la nimber d’une constellation de récits: l’attachement de Léonard pour le tableau, le mystère sur l’identité du modèle, la passion des romantiques, etc., et surtout ce célèbre vol qui, en 1911, l’a fait disparaître durant deux ans, et qui lui a conféré une immense notoriété populaire.
A cette masse de récits de tous ordres s’est encore ajouté un épais corpus de textes critiques, historiques, esthétiques. Tout cela constituant une puissante machine à éclairer l’œuvre, à la faire briller, à attirer sur elle regards et attention. A en faire un chef-d’œuvre.
Les qualités esthétiques propres d’une œuvre ne constituent en effet que la moitié d’un chef-d’œuvre qui, lui, doit avoir la capacité supplémentaire de briller en attirant et renvoyant la lumière (physique et symbolique), c’est-à -dire la force d’aimanter les regards. Ce qui mobilise de puissantes machines à éclairer telles que des musées, des catalogues et livres, des concours et prix, des cours et études universitaires, des expositions, des foires et ventes, des colloques, des émissions de radio et de télévision, des faits divers, des sites internet, etc. — sans compter les infinies déclinaisons, imitations, caricatures et objets de pacotilles, ni les dispositifs de sécurité qui en atteste la valeur, ni, évidemment, les colonies de touristes qui défilent et viennent voir la chose.
Le chef-d’œuvre est donc toujours une production éminemment collective, jamais simplement individuelle. Ce qui, par parenthèse, mine la possibilité d’un chef-d’œuvre inconnu.
Un chef-d’œuvre n’est jamais pour moi seul sans l’être également pour les autres. C’est une production qui n’est pas subjective mais collective et sociale.
Le chef-d’œuvre apparaît ainsi comme une œuvre brillant de mille feux au firmament de la culture. Une œuvre que la machine culturelle éclaire, et qui en retour illumine la culture. Mais une œuvre dont la popularité et le rayonnement culturels n’ont paradoxalement prospéré qu’à l’écart du vif de la création artistique. Créée dans l’art, une œuvre ne devient chef-d’œuvre que dans la culture, en passant du domaine de l’exception, qu’est l’art, à celui de la règle, qu’est la culture (Jean-Luc Godard).
Loin d’être un fait de nature, le statut de chef-d’œuvre se forge ainsi au fil d’une temporalité qui s’ouvre par l’événement d’une création assez exceptionnelle pour faire rupture dans l’art. Souvent trop fort pour être compris, ou accepté, cet événement est toujours menacé d’invisibilité, condamné à affronter l’indifférence, l’hostilité ou le refus du nouveau.
Puis l’œuvre est peu à peu identifiée, reconnue, acceptée. Sa force s’émousse à mesure que se comble l’exception qu’elle a creusée dans l’art. Elle est alors absorbée dans la culture. Devenue chef-d’œuvre, elle est parée des titres superlatifs d’absolu et d’universel, et offerte en pâture au marché, au tourisme, à la consommation, à l’industrie culturelle. Très loin de l’art, elle est abandonnée à l’impertinence de regards trop superficiels et trop nombreux pour la bien voir. Et sans assurance d’éternité.
André Rouillé.
Lire
— L’éditorial 335: Le crépuscule des chefs-d’œuvre
— Laurent Le Bon, entretien avec Alfred Pacquement, catalogue le l’exposition «Chefs-d’œuvre?», Centre Pompidou-Metz, 12 mai 2010-29 août 2011.
L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.