, de pratiques, d’outils et de matériaux, soumis à des règles et contraintes strictes, constitutives de leur identité artistique. Le peintre faisait corps avec un agencement totalement étranger à celui du sculpteur, et les limites étaient infranchissables.
Entré en art par une pratique amateur de la sculpture, Gary Hill éprouve en 1970 un véritable émerveillement en découvrant les grands artistes américains de la côte est qui, comme Jackson Pollock et Frank Stella, lui ouvrent un univers immense de possibles, où il est «permis de naviguer entre de nombreux concepts, matériaux, techniques et d’aller ainsi de l’un à l’autre».
Sa sensation de liberté, son «impression que tout était permis», Gary Hill les formule ainsi: «Je pouvais jouer avec ce que je voulais», faisant par ces termes basculer le travail artistique dans le lexique du «jeu», dont la critique, souvent plus que les artistes, use depuis sans retenue ni souci du contresens…
La liberté nouvelle de passer sans contrainte d’un matériau à un autre, et de les mélanger, a métamorphosé les artistes en «plasticiens», ruinant l’édifice théorique du modernisme encore fermement attaché, lui, à une séparation stricte des arts adossée à une pureté des matériaux. Sous le régime postmoderne de la liberté, le matériau artistique a cessé d’être un territoire circonscrit et prédéfini à conquérir, à maîtriser, voire à interroger, pour édifier une œuvre, il est devenu un espace à inventer et à produire en fonction de chaque œuvre. L’œuvre devenant indissociablement invention de ses matériaux, de ses protocoles et de ses formes. «J’ai commencé à fabriquer mes propres matériaux et à enregistrer des sons, eux-mêmes produits à partir de ces matériaux», se rappelle Gary Hill. Une sorte de spirale magique des matériaux de laquelle sont sortis de nouveaux paradigmes de l’art, de nouvelles pratiques, de nouvelles formes.
Son œuvre, Gary Hill l’a construire entre des images, du son, du langage, des objets, un écran, de l’espace. Mais aussi avec la vidéo — à laquelle il a toujours accordé une place de premier plan —, et avec son corps qu’il «utilise vraiment comme un matériau». Les nombreux textes, souvent très littéraires, qu’il mobilise sont également des matériaux: «Ce qui m’intéresse, c’est de créer un rapport avec la matérialité d’un texte, j’ai même envie de dire avec sa ‘physicalité’». La matérialité contre le sens, la compréhension, le message.
Mais les propos de Gary Hill sur la vidéo expriment qu’une menace pèse aujourd’hui sur la «physicalité» même de cette œuvre tissée au-delà du sens, dans l’exaltation du libre entrecroisement des matériaux.
Alors que Gary Hill emploie souvent, et à juste titre, le mot «matériau», en abordant la situation actuelle de la vidéo, il adopte curieusement les termes de «médium» et d’«outil». A tort, parce que la vidéo telle qu’il l’a pratiquée n’est pas un «médium» ou un «outil», pas plus que ne l’est la photographie entre les mains d’artistes comme Patrick Tosani, Georges Rousse et bien d’autres encore. Ce sont des matériaux de l’art contemporain qui ont été précisément élevés à ce statut par l’action d’artistes de la génération de Gary Hill.
Un matériau est toujours plus qu’une matière, c’est aussi un dispositif et des protocoles. Mais il se différencie du médium par le fait d’être inséré dans un processus artistique, d’être travaillé et considéré pour ses potentialités esthétiques propres. On se sert d’un médium pour ses fonctionnalités; on travaille, on transforme, on contourne, ou on s’incorpore un matériau : on l’adopte pour sa matérialité, sa «physicalité», ses singularités esthétiques.
Le médium est un outil de communication, le matériau est un personnage esthétique. La photographie de famille est un médium, qui se métamorphose en matériau quand un artiste comme Christian Boltanski en fait la matière de ses œuvres. La photo des téléphones portables est, quant à elle, déjà promise à un devenir matériau par les artistes qui s’en emparent.
Le désarroi, y compris lexical, de Gary Hill est provoqué par l’énorme mouvement qui fait aujourd’hui dériver la vidéo du statut de matériau artistique à celui de médium. Un mouvement qui va à rebours de l’action que des artistes comme Gary Hill ont menée au cours des dernières décennies «autant dans l’art conceptuel, l’art radical, le process art, que dans le video art, ou la peinture, ou la sculpture».
Ces forces de désagrégation qui font en quelque sorte retomber la vidéo à l’état de «médium», de simple «outil», Gary Hill les situe dans la généralisation des «nouveaux médias électroniques», d’internet et des téléphones portables, et dans les possibilités ainsi offertes aux «gens d’utiliser [la vidéo] avec beaucoup de facilité».
Les pratiques souvent frustes des «gens» sont à l’exact opposé de celles des artistes qui, eux, traitent la vidéo en matériau, qui la font sortir hors de ses formes et fonctionnements ordinaires dans le but d’arriver, «sur un plan optique, à proposer quelque chose de différent du simple ‘voir’». Paul Klee ne confiait-il pas déjà aux artistes la tâche de rendre visible quelque chose qui n’est pas de l’ordre du visible: «Non pas rendre le visible, mais rendre visible». Moins reproduire des formes au moyen d’un médium que capter des forces avec des matériaux.
La facilité et la profusion autorisées par l’essor des nouveaux outils numériques contribueraient donc à ouvrir une nouvelle époque : celle du chaos des images et de la dérive des matériaux artistiques.
Autant Gary Hill fait l’éloge du son, autant ses propos trahissent une réelle panique devant la situation contemporaine des images. «Nous avons suffisamment d’images partout autour de nous pour ne pas en faire de nouvelles», déclare-t-il à peine ironiquement, avant de confier qu’à la Biennale de Venise les images vidéo étaient si nombreuses qu’elles «se fondaient toutes ensemble», et d’avouer : «Je ne savais plus ce que je regardais, ni ce que je devais regarder».
Désorienter les regards, introduire du chaos dans l’ordre établi des images, faire dériver les matériaux artistiques : une époque agitée des images et de l’art qu’il n’est guère nécessaire de considérer sous l’angle du «déclin».
André Rouillé.
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Gary Hill, Frustrum, 2006. Extraits de la simulation vidéo. Courtesy Fondation Cartier, Paris. © Gary Hill.
Lire>/b> :
Interview de Gary Hill par Henri-François Debailleux, Libération, 3-4 févr. 2007.