De Takis, on connaît surtout aujourd’hui ses fameuses sculptures, nommées Signaux, qui trônent depuis 1988 sur l’Esplanade de la Défense, à l’instar de la fontaine Stravinky créée par Jean Tinguely devant le Centre Pompidou. L’exposition du Palais de Tokyo s’ouvre justement avec quatre de ces sculptures de fer longilignes, coiffées d’un phare lumineux, dont la forme élancée a été inspirée par Alberto Giacometti. Mais si Takis est reconnu comme un sculpteur incontournable de la seconde moitié du XXe siècle, son œuvre se réfère aussi principalement aux sciences et au pouvoir du magnétisme.
En effet, le premier moment de l’exposition nous invite à traverser un champ magnétique, boussole en main. L’enjeu consiste à prendre conscience des pouvoirs du magnétisme: l’aiguille de la boussole, jusque-là stable et indiquant immuablement le Nord, se met à tournoyer dès lors que l’on s’approche de la frise métallique mise en place par Takis. Ainsi, plutôt que de penser l’art selon un agencement de formes ou de couleurs, Takis se revendique comme un expérimentateur ou un «savant intuitif» chez qui le concept d’énergie, et les forces de la matière, déterminent sa pratique. L’art de Takis est donc un art de l’invisible se fondant sur des forces et des ondes impalpables.
La seconde installation de l’exposition illustre tout à fait ce programme. Des projectiles métalliques attachés à des câbles demeurent suspendus dans le vide, à quelques centimètres à peine d’aimant fixés sur les murs, qui les attirent irrésistiblement. La force d’attraction rapprochant les objets fascine ainsi Takis. Dès lors, l’artiste s’emploie à faire communiquer divers types d’objets, comme dans les Télépeintures, où un aimant caché derrière un monochrome attise un cône métallique ou une maquette de satellite.
Ce type d’installation vient d’ailleurs rappeler l’une des performances les plus mémorables de Takis, en 1960 à la galerie Iris Clert, où il suspendit dans l’air un performeur, en utilisant toujours les forces des aimants, et se vantait joyeusement d’avoir été le premier à envoyer un homme dans l’espace, avant même les Soviétiques et Youri Gagarine.
L’art de Takis s’ancre donc dans les fameux happenings en vogue dans les années 1960, et l’artiste grec se lie d’amitié avec Jean-Jacques Lebel, les Nouveaux Réalistes (Jean Tinguely, Yves Klein), et les représentants de la Figuration narrative (Erró) ou de la Beat Generation (Allen Ginsberg). La série Antigravité s’inscrit effectivement dans la veine des performances de l’époque. Le spectateur est alors invité à jeter des clous ou de la limaille de fer sur une plaque métallique.
L’œuvre reprend ainsi une utopie chère aux années 1960, comme quoi tout le monde peut se faire artiste. Car en propulsant les clous ou la limaille sur le tableau, on produit un étonnant bouquet de ferraille ou une sorte de sculpture abstraite sablonneuse. Ce geste paraît également bien irrévérencieux par rapport aux codes de la bienséance en vogue dans les musées. Surtout, l’œuvre se trouve réactivée et reformée en permanence par les spectateurs qui l’investissent. Elle semble même inépuisable, épousant une infinité de reconfigurations.
Mais si l’œuvre de Takis est tributaire de son amour pour les sciences, elle est avant tout mue par une fascination sans borne pour la modernité et la mécanisation. Takis constitue des œuvres en collectant et compilant des cadrans, dont les aiguillages et les signaux lumineux ravissent l’artiste. D’ailleurs, son travail n’est pas sans rappeler les Mécamasks et Méca-Make-Up d’Erró mêlant toutes sortes de pièces détachées et de machines déglinguées. L’art demeure alors sous l’influence de la Révolution industrielle et des œuvres pionnières de Marcel Duchamp mettant à l’honneur la mécanisation et les avancées technologiques (La Broyeuse de Chocolat ou les Moules Mâlics).
Et comme chez Duchamp, la mécanique s’accompagne aussi d’une certaine forme d’érotisme. Takis décline des sculptures représentant des corps découpés, parés d’immenses phallus, faisant l’amour avec un boulier. Le balancement de celui-ci vient en effet mimer le va-et-vient d’un coït, tandis que des cônes suspendus par la force de l’attraction s’apprêtent à transpercer le torse de la sculpture, comme les flèches de Cupidon.
Takis sait également donner une portée poétique à ses expérimentations scientifiques, notamment à travers sa série de Sculptures musicales. Des électroaimants attirent et repoussent de grandes aiguilles métalliques qui, se balançant, viennent heurter et faire vibrer une corde. L’artiste renoue ici avec les racines grecques de la philosophie en accomplissant le rêve de Pythagore, à savoir capter la musique des sphères ou de l’au-delà . L’immense Gong que présente l’exposition vient aussi donner une connotation spirituelle à l’ensemble, et montrer que l’attrait de Takis pour l’invisible ou les forces occultes ne se cantonne pas qu’au domaine scientifique, et fait encore appel à un certain mysticisme.
Enfin, Takis se révèle parfois comme un véritable savant fou, se lançant dans les pires expérimentations. Télélumières émet des éclats bleus via d’énormes ampoules dans lesquelles se produisent d’inquiétantes combustions. Le siècle de Kafka, œuvre créée en 1984 à la demande du Centre Pompidou, met en scène un laboratoire sordide, digne de l’univers de Frankenstein.
Si cette installation fait bien entendu écho aux livres de l’écrivain pragois, en mettant en branle une mécanique implacable où sont broyés les humains, elle n’en demeure pas moins étrangement archaïque à nos yeux. Des cadrans, des luminaires, des éclairages kaléidoscopiques, des boutons, des câbles, des interrupteurs, des rubans magnétiques… Tous ces éléments s’activent dans un brouhaha fracassant rendant l’atmosphère encore plus oppressante pour le spectateur. Ils apparaissent surtout comme les signaux de la modernité d’antan, machinique, bruyante, imposante, bien loin des nouveaux canons de la révolution numérique actuelle.