Daniel Buren
C’était, c’est, ce sera
Habitué à concevoir des projets pour de nouveaux lieux, c’est néanmoins la première fois qu’il se retrouve à construire pour un espace qui est lui-même en train d’achever sa construction. D’où une appréhension qui s’est faite d’après les plans et surtout grâce à une anticipation nourrie d’expérience : « l’espace du lieu me donne certaines routes, certaines visions. Ici, j’ai eu la sensation que ce qui pourrait exister par la suite dans un autre lieu resterait en partie attaché à ce lieu-ci. C’est, Ce sera».
En effet, quand on pense au travail de Daniel Buren, c’est avant tout l’indissociabilité/l’interdépendance entre l’œuvre et l’espace qui s’impose. Reconnaissable entre tous par ses rayures verticales dont la largeur est invariablement de 8,7 cm, Daniel Buren s’est singularisé dès la fin de 1967 en créant la notion d’œuvre in situ : « un travail prenant en considération le lieu dans lequel il se montre/s’expose, [qui] ne pourra être transporté autre part et [qui] devra disparaître à la fin de l’exposition». Liée à l’espace de façon intrinsèque, l’œuvre n’a aucune possibilité de mobilité et donc de diffusion hors du lieu qui l’a engendrée. Par exemple, Les Deux Plateaux dans la cour d’honneur du Palais Royal à Paris (1986).
En 1975, au musée de Mönchengladbach où il réalise une exposition personnelle et temporaire, Daniel Buren est confronté au problème que soulève le déplacement de son intervention in situ vers les collections permanentes du musée. Cette expérience et les solutions qu’il trouve ont jeté les bases des « cabanes éclatées » puis des œuvres dites « situées ». Ainsi, en 1984 s’opère le deuxième virage de sa vie « artistique », avec la mise au point de la deuxième « cabane éclatée ». Il s’agit d’un cube formé par une armature en bois (la « cabane ») recouvert de toile tendue puis trouée afin de créer des éléments libres (portes, fenêtres, etc.) qui iront s’éclater et se fixer sur les premières parois parallèles au cube d’origine. Avec les « cabanes éclatées », le travail de Buren évolue vers la production d’œuvres qui pourront être reconstituées dans divers lieux et cadres, en tenant compte de leurs dimensions et à condition que certaines règles (de présentation et d’installation) soient respectées. Les « cabanes » sont « mobiles et la mobilité est d’ailleurs l’une des caractéristiques d’importance, comparée à la plupart de mes autres travaux » explique Buren. Ceci a pour effet d’ouvrir la notion de répétition, essentielle dans son œuvre (la constance du motif à rayures) sur celle de régénération.
Pour son exposition au 47, rue Saint-André des Arts, Buren inaugure un autre virage historique en formulant pour la première fois la notion d’œuvre « située in situ » (relevant toutefois que cette qualification aurait pu concerner des Å“uvres antérieures). Ainsi, explique-t-il, « on peut imaginer que tous les éléments qui se trouvent dans cette exposi- tion pourraient se retrouver ailleurs mais tronqués, agrandis…avec des éléments en plus et en moins ». En effet, ces travaux sont « situés » car ils répondent à une règle (leur définition est relative à l’espace) mais ils sont également in situ : ils se modulent pour s’adapter au nouveau lieu, et pour ceci – grande première – des éléments peuvent être soit ajoutés soit retranchés… à condition bien sur de conserver l’identité de l’œuvre. Ainsi, « elle peut changer de façon drastique à cause du nouveau lieu d’accueil », ce qui fait rupture avec les « cabanes éclatées » dont le nombre d’éléments est absolument invariant. L’intervention dans la première salle de la galerie combine, à ce propos, des éléments in situ qui seront détruits à la fin de l’exposition (les adhésifs directement collés sur les murs) ; des parties qui peuvent être transportées, multipliées et disposées d’une autre façon (les caissons de bois) et, d’autres éléments qui devront être refaits comme celui qui s’adapte à la banque d’accueil de la galerie et qui fait partie de la salle pour le temps de l’exposition.
Avec la notion d’œuvre « située in situ», le titre de l’exposition (C’était, C’est, Ce sera) prend tout son sens. « C’était » renvoie à la pensée de Buren, pour qui « les expositions sont des suites de travaux précédents ». Elles se relient par des continuations, des reprises de travaux réalisés il y a longtemps ou plus récemment. Quand elles ne sont plus, seule la « photo-souvenir » en garde la trace. Le « mémento souvenir » vise à empêcher toute substitution de la photo à l’œuvre elle-même. « C’est » renvoie à l’exposition telle qu’elle se donne présentement à voir tandis que le « Ce sera » contient en germe d’autres propositions visuelles que pourrait générer l’œuvre dans des contextes différents, si elle trouve toutefois un nouveau lieu d’accueil. Cette volonté de voir ses pièces ainsi évoluer et se transformer à partir d’un « socle » initial et défini (le principe de l’œuvre et ses modules) est animée par le plaisir naturel du géniteur de voir la famille s’agrandir et prospérer. Buren parle d’ailleurs souvent de « familles d’œuvres » ou de « familles de préoccupations ». Avec les travaux « situés in situ », il met en place un nouveau système d’œuvres au développe- ment « organique » ou « programmatique » : définie et conçue dans et pour un espace initial –l’œuvre, dans un autre contexte, s’adapte (par des ajouts ou des retraits) à cette nouvelle situation tout en respectant le principe et le fonctionnement. Ainsi, on peut penser qu’une pièce pourrait être refaite sans la présence de l’artiste, mais seulement en suivant le programme inscrit au cœur de celle-ci. On mesure donc le parcours accompli depuis la notion d’ in situ. Et, on saisit alors toute l’intelligence du géniteur qui cherche à donner à son œuvre la possibilité de croître au-delà de lui. En effet, dans un nouveau contexte, l’œuvre « située in situ » fera mentir la formule de Verlaine. Elle ne sera pas « Ni tout à fait la même/Ni tout à fait une autre» mais comme Daniel Buren l’affirme : « la pièce sera donc la même et complètement une autre ».
Marie-Cécile Burnichon, novembre 2007 6 novembre 2007 – 19 janvier 2008
critique
Virtual fight et lymphatique