Dans les années 1990, après plus d’une décennie de «postmodernisme», un courant de défiance et de refus s’est constitué en France à l’encontre de l’art contemporain sous la figure tutélaire de Jean Baudrillard, qui a, en mai 1996, lancé dans Libération son tonitruant «L’art contemporain est nul!», vite suivi par la plume atrabilaire de Jean Clair. Accueillie par une vague de protestations au sein du champ de l’art, la dénonciation à la fois acerbe, excessive et injuste du «complot de l’art» (Baudrillard) a su drainer un courant de sympathie chez les nostalgiques des valeurs perdues des beaux-arts, qui ont mené une véritable croisade pour un retour au métier des maîtres, à la figuration contre l’abstraction, à la matière contre l’idée, à la tradition contre la théorie.
Il serait légitime de qualifier ce mouvement de réactionnaire, au sens esthétique du terme évidemment, mais aussi au sens politique puisqu’il s’est échoué dans un numéro spécial de la revue Krisis aux sympathies d’extrême droite avérées. Il faut toutefois admettre que les porte-drapeaux de cette réaction ne manquaient pas de panache théorique ni d’envergure intellectuelle. Même si, pour leurs troupes, l’attachement aux valeurs esthétiques du passé n’exprimait souvent qu’une incompréhension des dynamiques artistiques du présent, ou leur marginalisation dans un paysage de l’art recomposé dans ses problématiques, ses institutions, ses pôles et centres de décision, ses acteurs, et… son marché.
Aujourd’hui, le mouvement anti-art-contemporain n’a pas désarmé. Si ses leaders ont disparu ou se font plus discrets, si son expression est moins flamboyante, il continue à alimenter un ressentiment tenace, une profonde amertume, mais aussi une multitude de stéréotypes.
Ses orientations ont toutefois beaucoup changé. Alors que les positions de Jean Baudrillard et Jean Clair étaient profondément théoriques et esthétiques, adossées à une haute et brillante tradition intellectuelle et culturelle; alors qu’elles étaient largement dirigées contre les dérives du marché, certains de leurs arguments sont aujourd’hui repris — et dévoyés —par des journalistes au savoir aussi superficiel que leur fascination pour le marché est grande.
Un exemple récent d’un tel dévoiement d’une pensée en stéréotypes est à lire dans L’Express du 4 novembre sous la plume de Christine Kerdellant. Directrice adjointe de L’Express après avoir fondé Arts magazine et dirigé le mensuel L’Entreprise, elle s’est aventurée en littérature en publiant deux romans: Dix minutes après l’amour (2002) puis Dix minutes avant l’amour (2008), aux titres assez évocateurs pour susciter l’attente du troisième opus!…
Christine Kerdellant reprend à son compte le constat maintes fois rappelé depuis l’étude sulfureuse d’Alain Quemin qui a mis en évidence le déficit endémique de présence et de visibilité des artistes français à l’étranger.
Après avoir très justement souligné que «le rayonnement de ses créateurs est l’un des signes du dynamisme d’une grande nation», elle déroule quatre causes de la triste position de la France en ce domaine. Malheureusement, la tentative d’explication échoue dans un marécage de stéréotypes, de mécompréhension de l’art et d’idéologie.
Dérisoire à force de suffisance, ce genre d’article de presse ne mériterait guère l’attention s’il n’était pas l’un des symptômes d’une grave dégradation de la pensée et de la culture chez les plus hauts responsables de la presse et des médias. S’il ne faisait pas écho à une semblable dégradation au plus haut niveau de l’État. Et si cette dégradation n’était pas à la fois un effet et une cause du déclin du rayonnement culturel et artistique de la France dans le monde.
En premier lieu, et comme une évidence, la création est dissoute dans le marché. Les questions sont (légitimement) posées par Christine Kerdellant en termes de marché: «Nos plasticiens ne se vendent pas à l’étranger», «Pourquoi n’exportons-nous pas?», «Quatre raisons au moins expliquent ce décrochage de notre business de l’art».
Mais, dans une confusion de la pensée qui est à la mesure du mépris et de l’arrogance du propos, les réponses impliquent directement la création: «Nos créateurs, qualifiés de ’trop intellectuels’, sont à l’évidence moins imaginatifs, foisonnants, ludiques — pour tout dire, créatifs — que les Chinois. Ou les Allemands. A croire que la souffrance collective pousse à se dépasser».
Autrement dit, «nos créateurs» sont nuls, et c’est «à l’évidence» de leur faute, parce qu’ils ne jouent pas assez le jeu du business, parce qu’ils n’accordent pas assez la création au marché du divertissement qui demande des œuvres faciles d’accès et ludiques (surtout pas «trop intellectuelles»).
On retrouve là , déclinée par les forcenés du business, la vieille rengaine des nostalgiques de l’art d’antan qui amalgament sous le vocable «art conceptuel» ou «intellectuel» tous les artistes supposés sacrifier le métier des maîtres et la matière sensible des œuvres à la froide abstraction des formes, des idées et de la théorie.
La création artistique apparaît ainsi comme une activité de production de marchandises exportables sur un marché international du divertissement, et l’imagination comme la capacité à substituer le jeu à la vacuité du sens, le «ludique» à l’«intellectuel».
L’art est ainsi aboli dans le marché, et les œuvres dans la marchandise, quand le marché déborde de ses fonctions (légitimes) de diffusion, de promotion et de commercialisation des œuvres pour imposer la logique du business à celle de l’art. C’est cette configuration qui est proposée par L’Express selon lequel l’art et la créativité ne connaissent pas d’autres raisons que le profit et… la «souffrance collective».
La seconde des «quatre raisons du décrochage de notre business de l’art» invoquées sombre littéralement dans le ridicule en déplorant que «la plupart [des artistes] ignorent le marketing et ne parlent pas la langue de Shakespeare, ce qui, pour des artistes conceptuels, est plutôt gênant».
Il s’agit purement et simplement de confier aux artistes le rôle de commerciaux de leurs travaux auprès d’une clientèle anglophone, en particulier américaine.
Devant de telles énormités, il faut décidément préciser qu’avant de parler l’anglais (le chinois, le japonais, le russe et l’arabe s’avèrent désormais tout aussi utiles!), avant d’endosser les fonctions de responsable du marketing, avant de se transformer en fabricateurs d’objets ludiques, avant de régler leur action sur les exigences du marché, les artistes doivent d’abord et avant tout être artistes. A l’exact opposé de l’idée que s’en fait Christine Kerdellant.
Un artiste, un écrivain, un créateur n’a pas pour but de plaire ou d’amuser, même si ses œuvres peuvent évidemment plaire et amuser. Il n’a pas pour but de vendre, même si ses œuvres peuvent et doivent se vendre. Il n’a pas pour fonction de promouvoir ses œuvres, même s’il peut contribuer à leur promotion.
Créer n’a rien à voir avec le marché qui, lui, ne devrait intervenir qu’a posteriori de la création. Créer consiste à capter des forces inouïes et invues qui agitent le monde au moyen de matériaux linguistiques, sonores, corporels ou plastiques. Créer consiste à extraire de ces matériaux de nouveaux agencements formels pour que les œuvres rentrent en résonance avec les forces souterraines et agissantes du monde.
C’est pourquoi un artiste ne doit pas chercher à plaire, mais accepter d’avoir à déplaire. Et s’il doit parler une langue, ce doit être avant tout celle, étrangère, de l’art — car les grandes œuvres d’art comme «les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère» (Proust, Contre Sainte-Beuve).
André Rouillé
On n’insistera pas sur la fascination pour l’Amérique, et la nécessaire traversée de l’Atlantique présentée comme gage de réussite; ni sur la figure de Jeff Koons qui sert manifestement de modèle implicite au propos; ni sur la rituelle et très libérale attaque lancée contre les Frac et l’«art protégé».
Quant au passage consacré à Claude Lévêque, chacun pourra en apprécier l’élégance…
Lire l’article dans L’Express
http://www.lexpress.fr/actualite/economie/des-accrochages-au-decrochage_826598.html
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