Le titre de l’exposition «La photographie en 100 chefs-d’œuvre» que présente la Bibliothèque nationale de France (jusqu’au 17 février 2013) est à haut risque, tellement il fait écho aux goûts de l’époque pour les hits parades, les Top 10, 50 ou 100, et autres palmarès. Rien n’échappe plus désormais à cette compulsion de quantifier la valeur, de circonscrire l’incommensurable par des critères supposément incontestables, mais toujours aussi obscurs qu’arbitraires. L’édition grand public regorge de livres des records, d’anthologies de chefs-d’œuvre en tous genres, tandis que la presse multiplie des listes des 100 plus grandes fortunes, des plus hautes enchères en art contemporain, des meilleurs hôpitaux français ou universités du monde, etc. Quant aux sites internet de e-commerce, ils affichent tous des classements, réels ou fictifs, de leurs meilleures ventes…
On comprend bien les finalités commerciales et prescriptives de telles pratiques dans une société tout entière tendue vers la performance, la compétition, la concurrence et la rentabilité. Mais ce mode d’approche est si délicat à manier et conceptuellement si difficile à tenir face à des œuvres d’art, qu’on était curieux de savoir comment s’en étaient emparés les deux commissaires de l’exposition «La photographie en 100 chefs-d’œuvre» (l’une directrice du département des Estampes et de la Photographie, l’autre «collectionneur et expert […] écouté du monde de la photographie»).
A vrai dire, de la pire façon.
En effet, en dépit des écueils de l’entreprise, les commissaires affirment hautement, dans un préambule au catalogue, leur choix de se situer à distance des «récurrents questionnements théoriques sur la définition du ‘chef-d’œuvre’», leur propos délibéré d’«observer une pause dans les argumentations un peu vaines des dernières décennies», et, en des termes guère amènes, leur conviction de pouvoir en la matière se «dispenser des litanies et gloses attendues».
Au lieu de nourrir et d’enrichir la réflexion sur l’importante notion de «chef-d’œuvre» (plutôt que sur sa «définition»!) à partir et au service de l’exposition à concevoir, les commissaires s’acharnent assez curieusement à clamer l’inanité de la pensée. Et cela non moins curieusement au sein de l’une des grandes et prestigieuses institutions culturelles françaises.
Difficile de ne pas songer à l’article récent d’Edgar Morin appelant à «se méfier de la docte ignorance des experts» (Le Monde, 1er janv. 2013). Car de ce mépris opposé aux «questionnements théoriques», de cette prétention à pouvoir se dispenser de penser, voire de ce principe proclamé d’opérer une «pause» de la pensée au seuil de l’action, de tout cela l’exposition porte les stigmates.
«Remarquer, choisir, élire, extraire cent images» d’un ensemble de cinq à six millions d’épreuves que contiennent les fonds de la Bibliothèque nationale de France est évidemment une tâche impossible si elle n’est pas étayée par un minimum de méthode. D’autant plus que le programme est très ambitieux, puisqu’il s’agit, dans les strictes limites de 100 épreuves, d’esquisser un profil de «la photographie». Présenter «La photographie en 100 chefs-d’œuvre» est en effet une mission incomparablement plus complexe que le projet plus modeste de proposer «100 chefs-d’œuvre de la photographie».
Aggravées par une indétermination de la notion de «chef-d’œuvre», et par un refus déterminé de l’interroger, ces difficultés ont eu pour effet de désarmer le regard des commissaires et de faire dériver le projet vers ce qui s’avère finalement n’être guère qu’une suite hétérogène de vues juxtaposées sans rime ni raison.
Deux principes dits «indiscutables», «simples mais radicaux», bien qu’en vérité très vagues, ont toutefois été énoncés: «les notions d’exemplarité dans le corpus des auteurs retenus et la marque de la chose photographique revendiquée». Ce qui était censé permettre : 1° d’exclure le pictorialisme «trop servilement soumis aux conventions picturales»; 2° de «refuser tous les académismes»; 3° de «marquer une prédilection pour le tirage impeccable» (le fameux vintage).
Mais dans les faits, un si vague programme s’est vite transformé en un unique principe qui n’en est évidemment pas un: la totale subjectivité des commissaires face à «l’évidence d’images qui [les] hantent l’un et l’autre, qui s’imposent en œuvres d’art et dont la première et sans doute seule raison d’exister est de nous aider tous à vivre».
Enfin, soit par souci de tempérer l’arbitraire subjectif, soit par adhésion au mythe du chef-d’œuvre inconnu, la sélection «réserve une place non négligeable aux délaissés des histoires officielles, petits maîtres», amateurs, scientifiques et autres «auteurs peu ou pas connus, même d’un public averti».
En somme, cette exposition «La photographie en 100 chefs-d’œuvre» succombe à une conception stéréotypée — essentialiste — du chef-d’œuvre. Or, une œuvre n’est pas un chef-d’œuvre par essence. Elle doit pour devenir chef-d’œuvre être dite, nommée et regardée comme telle par une série de regards (et non pas seulement par un ou deux): ceux, subjectifs, des regardeurs quelconques; ceux, informés, des connaisseurs; ceux, esthétiques et muséaux, des institutions artistiques; ou ceux, scientifiques, des praticiens de disciplines constituées telles que l’histoire de l’art; ceux aussi des critiques, des collectionneurs, des touristes, etc.
Il n’existe donc pas de chef-d’œuvre sans processus, notamment discursif, de sa production. Les qualités esthétiques propres d’une œuvre ne constituent que la moitié d’un chef-d’œuvre, l’autre moitié réside dans la force esthétique supplémentaire dont dispose l’œuvre d’aimanter les regards, dans ses capacités à mobiliser ces puissantes machines à éclairer (d’une lumière physique et symbolique) que sont les musées et expositions, les catalogues et livres, les foires et ventes, les colloques, les polémiques et scandales, des sites internet, etc.
Un chef-d’œuvre n’est donc jamais pour moi seul sans l’être également pour les autres. Sa production est toujours éminemment collective et sociale, jamais simplement individuelle ou secrète.
Le chef-d’œuvre apparaît ainsi comme une œuvre brillant de mille feux au firmament de la culture. Une œuvre que la machine culturelle éclaire, et qui en retour illumine la culture. Créée dans l’art, une œuvre ne devient chef-d’œuvre que dans la culture, en passant du domaine de l’exception, qu’est l’art, à celui de la règle, qu’est la culture (Jean-Luc Godard).
Présenter «La photographie en 100 chefs-d’œuvre» n’était en soi ni aberrant ni impossible. Le projet aurait pu même être fécond, à la condition de s’y prendre différemment en arrimant la méthode à une analyse aiguisée de la notion de chef-d’œuvre. En effet, la juxtaposition de 100 photographies indépendantes les unes des autres convient parfaitement à la singularité propre au chef-d’œuvre, à sa radicale solitude, à l’itinéraire toujours unique de sa consécration.
Mais il fallait ne pas se fourvoyer du côté des œuvres «quasiment jamais montrées» de praticiens renommés, ou du côté des «petits maîtres délaissés», car à elle seule la qualité de leurs œuvres ne les constitue pas en chefs-d’œuvre. Mais il fallait également ne pas sombrer dans la dérive subjectiviste qui plie des phénomènes sociaux et collectifs à des approches individuelles, privées, voire intimes.
Le chef-d’œuvre paradigmatique qu’est devenu La Joconde pouvait servir d’exemple, elle que les spécialistes de Léonard ne désignent pas comme sa meilleure œuvre, elle qui a été longtemps marginalisée, et elle qui, surtout, doit largement sa consécration à son histoire rocambolesque extra-esthétique.
Il aurait été du plus grand intérêt, et d’un immense apport à la compréhension concrète des processus de sacralisation de certaines œuvres photographiques en chefs-d’œuvre, si les commissaires avaient choisi cent épreuves consacrées comme chefs-d’œuvre puis soigneusement décrit, cas par cas dans le catalogue, les itinéraires et les mécanismes qui ont transformé chacune de ces épreuves en chef-d’œuvre.
Mais au lieu de ce type de textes, que l’on était en droit d’attendre de la part de la Bibliothèque nationale de France, et qui auraient pu constituer une belle matière à comprendre et penser, les textes du catalogue situés en regard de chacune des images ont été confiés à la libre fantaisie de «personnalités» sollicitées dans les domaines aussi variés — et hétéronomes — que les lettres, la politique, le sport, la science, la mode, la médecine, etc.
La ministre de la Culture Aurélie Filippetti commente un portrait de Nadar; le botaniste Henri Puig, un daguerréotype figurant… un palmier; le sculpteur Didier Vermeiren, un cliché de… sculpture; le chanteur lyrique Roberto Alagna, une photographie du… chantier de l’Opéra de Paris en 1860; un chirurgien de la main, une photo de… main; l’écuyer metteur en scène Bartabas, une photo de… cheval; la navigatrice Isabelle Autissier, La Vague brisée de Gustave Le Gray; etc.
Sans nullement mettre en cause les textes et leurs auteurs, qui ont parfaitement répondu à une demande précise, force est de souligner que ces textes sont inadaptés à la mission culturelle et scientifique de la Bibliothèque nationale de France. Ils expriment au contraire son choix délibéré de troquer la production de savoir au profit de ce que nos deux commissaires, qui ne sont plus à une dérive près, désignent allègrement comme une «volonté de bousculer les approches figées, de sortir de la proposition historiciste», etc.
En fait, on assiste là en vraie grandeur aux ravages causés par la pénétration du modèle publicitaire et commercial dans l’espace public du savoir et de la (non) pensée. S’il fallait encore s’en convaincre, il suffirait de noter que la première image du catalogue, Feuille de vigne, de Fox Talbot, est commentée par le directeur général de la maison de champagne qui est mécène exclusif de l’exposition.
Et pour finir, donc, les mécènes ont pris la plume des conservateurs et commissaires…
On en voit les effets.
André Rouillé.
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La Photographie en 100 chefs-d’œuvres, sous la direction de Sylvie Aubenas et Marc Page, BnF Bibliothèque de France, 2012.
Sauf indication contraire les citations entre guillemets sont extraites du catalogue.