On connaissait le Jérôme Bel provocateur, recycleur pop et entremetteur génial. On le savait séducteur autant qu’apprenti-théoricien, chorégraphe aussi bien qu’explorateur de l’autre, pourfendeur du spectaculaire et pourtant pas tout à fait libéré de sa fascination pour le sensible. De l’aridité conceptuelle du Nom donné par l’auteur (1994) à la fantaisie pop de The Show Must Go On (2001) – qui moque l’industrie du spectacle à grand renfort de tubes, les acteurs prisonniers d’une tautologie qui les poussent à danser ce qu’ils chantent – il reste insaisissable. Une ambiguïté qui plaît ou qui agace, mais qui questionne toujours.
Aujourd’hui, le chorégraphe s’impose à nous avec une sincérité troublante. Son amour de la danse se dessine derrière les gestes et les paroles de Cédric Andrieux, rencontré au hasard d’un voyage en train. A partir d’une trajectoire particulière, celle de cet ancien interprète de Merce Cunningham et du Ballet de l’opéra de Lyon, la pièce raconte l’histoire commune de toute une génération de danseurs, à laquelle Jérôme Bel appartient. Et l’on sent que le parcours personnel de Cédric Andrieux, ses doutes, son ambition, ses espoirs, ses douleurs physiques, son ennui de parfois, ne sont jamais très loin du chorégraphe qui leur a permis de s’exprimer ici. Les deux hommes semblent un temps se confondre, non dans les faits, mais en raison de leur relation même. Un peu comme ce qui lie un patient à son analyste. La proximité qui née de l’écoute.
Presque avant toutes choses, Jérôme Bel est un passeur. De mots, de gestes, d’intime, d’histoires singulières qui touchent parfois à l’universel. Sous son inspiration, la voix monocorde de Cédric Andrieux, son corps exposé au regard, immobile ou en mouvement, qui danse sa vie par bribes, pudique et vulnérable dans cette mise en scène de lui même, remplit le théâtre d’une intense présence. Très vite, entre le soliste et son audience, la magie opère. Véronique Doisneau l’avait révélée, Cédric Andrieux en extrait toute la profondeur, de ce lien muet entre la scène et la salle.
Merce Cunningham, dont l’aura rayonne sur toute la pièce, y est bien sûr pour quelque chose. Le soliste, dans une articulation parfaite entre le geste et le langage, raconte les exercices monotones répétés inlassablement dans les rangs de la compagnie et l’exigence du chorégraphe américain, l’usure du corps poussé à ses limites. Mais il transmet surtout la ténacité du « maître » à rechercher inlassablement l’essence du mouvement et la liberté de réception que son travail offre – cette liberté que le public du Théâtre de la Ville aura pu ressentir, quelques jours auparavant, face à Nearly Ninety.
Inéluctablement, l’autobiographie dansée de Cédric Andrieux, en plus de fonctionner comme un abrégé − historique, esthétique, économique − de la danse de ces vingt dernières années, à travers le prisme du subjectif, est un mémorial. Le plus vivant qu’il nous ait été de visiter.
— Conception : Jérôme Bel
— Avec des extraits de pièces de Trisha Brown (Newark), Merce Cunningham (Biped, Suite for 5), Philippe Tréhet (Nuit fragile)
— Avec et par Cédric Andrieux