Cette année, dans le cadre de la Biennale de la danse à Lyon, vous avez présenté votre nouvelle pièce: Altered Natives’ Say Yes to Another Excess – Twerk. Quelle en a été la genèse?
François Chaignaud. Ce projet est né de pensées et de pratiques expérimentées dans nos pièces précédentes -principalement Danses Libres et (M)imosa. Il n’est pas le fruit d’une idée ou d’un concept. Il s’agit plutôt d’un jalon dans une réflexion constante sur danse, sa fabrication, son écriture.
Danses Libres nous a confronté à une forme d’écriture chorégraphique singulière. C’est la manière dont la technique chorégraphique (posture, musicalité, prise d’espace, etc.) s’articule intimement à l’idéal visé (d’un corps libre, joyeux, émancipé) qui m’a le plus intéressé. Nos premières pièces ont été régies par des dispositifs ou des accessoires dont la puissance imaginaire, contraignante et symbolique dictait la chorégraphie.
(M)imosa nous a permis d’expérimenter une forme d’écriture à quatre voix -et de confronter explicitement nos pratiques aux traditions méconnues du voguing et des danses communautaires afro-américaines gay, travesties, transgenre, transsexuelles. Altered, quant à elle, tente d’inventer une autre expérience, sans dispositif pré-existant, où la circulation des danses entre nous est le principe même du processus et de la chorégraphie.
Depuis (M)imosa, vous concentrez vos recherches sur des danses pratiquées en clubs (voguing, split and jump, twerk, etc.). D’où vient cet attrait pour ces types de danse?
Cécilia Bengolea. Ce sont avant tout leurs formes qui nous ont intéressés. La place et le rôle de la musique dans la constitution de communauté ont également sollicité notre intérêt. Tout cela pose beaucoup de questions sur le rapport qu’entretiennent les individus avec certains types de danses. La manière de danser induit-elle nécessairement l’appartenance à un groupe? Y a-t-il une revendication identitaire dans toutes ces pratiques? Ces danses sont-elles choisies ou contagieuses? La danse contemporaine, la danse de clubs, etc. informent, témoignent et racontent. De fait, elles nous inspirent par leurs richesses et leurs pouvoirs discursifs. Nous nous sommes donc interrogés sur les rapports entre ces différents types danses, leurs résonnances mais aussi sur la manière dont elles s’influencent.
Ce qui nous intéresse, c’est la construction des corps singuliers et spécifiques. Nous sommes allés puiser dans tous ces gestes pour écrire d’autres langages, inventer d’autres formes. Pour Altered, on a donc surtout été intéressés par la grammaire, le vocabulaire rythmique et corporel de ces danses. Nous voulions voir quel corps il était possible d’inventer en interprétant les pratiques de la house, du grind, du bashment, du dubstep, etc. Toutes ces danses ont grandi ensemble, développant chacune un vocabulaire très précis, des pas spécifiques. Le répertoire de gestes est bien plus large dans la danse de clubs que dans la danse contemporaine.
François Chaignaud. En Europe, il y a beaucoup d’idées préconçues sur les danses de club. Perçu comme un lieu de divertissement, de lâcher prise, d’inconscience, les danses qui y sont pratiquées sont généralement assimilées à un débordement, une forme de folie, considérées comme impulsives et extrêmement personnelles. Il s’agit d’une vision blanche occidentale, qui dessine d’ailleurs un imaginaire du corps assez binaire. Or, de nombreuses danses de club déploient en réalité un langage, très complexe parfois, qui permet à chaque geste de prendre sens dans un réseau de significations plus vaste. Ces danses supposent une pratique ou un apprentissage. La maîtrise du langage commun permet ensuite des jeux très raffinés, des interactions sociales non verbales aiguisées.
Comment s’est opérée la translation de l’espace des clubs à l’espace scénique?
François Chaignaud. Altered n’est pas du tout un projet de figuration réaliste de ce que serait un club en 2012. Nous dansons bel et bien dans une configuration scénique, avec le volume de la scène, sa superficie, son vide. Il ne s’agit pas d’un collage de danses glanées dans les clubs mais d’une écriture, multiple et collective, ayant métabolisé, filtré, transformé différentes expériences. Un des enjeux de ce projet est d’exposer cette écriture –qui s’est nourrie de pratiques dans des lieux non scéniques et de danses réputées n’être pas destinées à la scène- à la tension de la frontalité. Cette translation est une forme d’hommage à ces danses, une manière d’affirmer leur puissance rythmique, poétique et artistique. En club, on rencontre des danseurs dont l’agilité mentale et physique est nettement supérieure à celle que l’on voit parfois sur les plateaux de danse contemporaine. Les danses que l’on a pratiquées supposent cet état d’alerte, de présence, de rapidité que la scène exige aussi.
Votre nouvelle pièce confronte des interprètes d’horizons très variés. Quelle place avez-vous laissée au partage d’expériences dans l’écriture de votre projet?
Cécilia Bengolea. C’est un travail collectif fondé sur l’échange et l’apprentissage constants. L’idée est de réfléchir les mouvements de sorte qu’ils n’appartiennent à aucune personne en particulier. Nous avons effacé l’exclusivité du geste au profit d’une dynamique de partage, d’amusement aussi, et d’une expérimentation de la manière dont le langage gestuel peut circuler entre nous.
Vos expérimentations chorégraphiques s’appuient sur une recherche que vous qualifiez d’«anthropologique». Comment s’est-elle appliquée à ce projet?
François Chaignaud. Les danses ne sont pas de simples avatars formels et esthétiques. Chaque danse émane d’une époque, d’une culture, d’un mode de pensée, etc. Les danses pratiquées dans les clubs lesbiens du quartier jamaïcain de Brooklyn ne sont pas les mêmes que celles pratiquées sur la scène de l’opéra de Paris. Cela semble une évidence mais parfois, la danse contemporaine a tendance à s’aveugler et ne plus voir les présupposés culturels qui sous-tendent sa pratique. Or, les gestes, les postures, les danses sont extrêmement ségrégués. En tant que danseur je perçois la plasticité du corps comme un outil. Il ne s’agit pas de donner des leçons sur le dialogue des cultures ou prétendre que tout s’équivaut mais plutôt d’aiguiser ma conscience personnelle sur les dispositifs qui interdisent certains gestes à certains corps. Et ainsi jouir du plaisir que procure l’affaiblissement de ces dispositifs.
La notion d’apprentissage semble être un des moteurs de votre processus de création.
Cécilia Bengolea. J’apprends tous les jours. L’important est tout ce qui accompagne la danse: l’histoire, la géographie, les milieux sociaux et culturels, etc. A chaque fois que je découvre une discipline, une danse, etc., je découvre une autre manière d’appréhender du monde. L’apprentissage consiste à rester en éveil constant, à l’affût de tout ce qui se passe sous nos yeux. Il faut conserver cette dynamique pour ne pas devenir blasé.
François Chaignaud. N’importe quelle pratique corporelle est le fruit d’un apprentissage. Je ne crois pas qu’il y ait d’un côté ceux qui se contentent de répéter des gestes appris et de l’autre ceux qui inventent et créent des gestes. Nos corps sont déjà saturés, voire gribouillés, de pratiques et de techniques apprises, délibérément ou non. Le travail consiste peut être à prendre conscience de ce palimpseste d’apprentissages qui nous constituent afin de choisir quoi et comment apprendre encore. Dans ce projet l’écriture s’est catalysée en laissant se confronter, parfois inconsciemment, les danses apprises et pratiquées spécifiquement pour cette pièce et la somme des autres techniques constituant chacun de nous.
Et l’improvisation…
François Chaignaud. Il est difficile de comprendre ce qu’improviser signifie. Je me sens plus proche de la pratique du freestyle en hip hop. Les formes, les figures, les combinaisons viennent se reconfigurer, en temps réel, dans une forme d’urgence. C’est selon moi une forme très accomplie de danse, émancipée du joug de la chorégraphie et pourtant extrêmement articulée, adressée, énoncée. Les meilleurs freestyles sont ceux où les fulgurances de l’inconscient rencontrent le savoir faire accumulé et formalisé par la répétition.
Cécilia Bengolea. Je parlerai plutôt d’hyperprésence. Il est fondamental d’être connecté avec la situation, d’être disponible, de sentir le présent. Il s’agit de communiquer avec des gestes que l’on a appris dans le passé et de les réactualiser chaque jour dans un espace-temps donné avec un public. C’est ce qui fait la singularité de chaque représentation.
Vous explorez la capacité des corps à emmagasiner, à intégrer, l’histoire des autres et plus largement celle de la danse. Votre approche est-elle comme une exploration des mythologies corporelles?
Cécilia Bengolea. Il est difficile de dire que l’on crée au fil du temps notre propre mythologie corporelle. Nous nous situons dans une dynamique de recherche, il nous est donc difficile de prendre du recul. Nous voulons éviter d’être trop définis afin de ne pas être catégorisés ou limités dans notre recherche. Je ne crois pas qu’une formulation soit possible.
François Chaignaud. Peut-être. Ce qui nous intéresse surtout c’est le concret des pratiques, leurs matérialités. Les muscles qu’elles inventent. La danse est un exercice très concret! C’est d’ailleurs peut être cette matérialité qui permet, au critique ou au spectateur, d’imaginer des mythologies corporelles!
La sexualité est singulièrement présente dans chacune de vos pièces. Peut-on parler d’une poétique de la sexualité dans votre œuvre?
François Chaignaud. La question de la sexualité, loin d’être obsessionnelle, participe aux tentatives sans cesse renouvelées de ne pas exclure de notre pratique de danseur les différents champs d’expérience du corps. La sexualité en est un. Vouloir l’exclure est une manière de conforter la ségrégation entre les gestes et de renforcer la morale qui la justifie. Cependant l’inclure n’équivaut pas à la transformer en critère unique et exclusif!
Cécilia Bengolea. Notre regard sur le sexe et le corps évolue à tous les âges. Nos pièces parlent de cela aussi. De Pâquerette à Altered, beaucoup de choses ont changé. Les approches se déplacent constamment, avec l’évolution de notre travail et nos propres cheminements personnels. Tout ceci influence notre vision du corps sexué et agit sur les formes que nous élaborons.
Vos projets…
Cette pièce, comme toutes les autres, n’est pas un monument fini. Ce sont des chantiers vivants de questionnements. J’ai envie de faire un solo. Une sorte d’antidote à Altered, hors de l’espace du théâtre. Il sera créé à Montpellier Danse dans une chapelle et « exposé » comme un film. Je fais aussi partie du projet Sacre 197 de Dominique Brun.
Cécilia Bengolea. J’ai également envie de poursuivre le travail engagé avec Altered en explorant certaines musiques comme le reagge, le raga, le bashment, etc. Une collaboration avec une artiste plasticienne est également prévue. L’année prochaine nous allons travailler à Rio de Janeiro dans un musée.