Comment vous êtes-vous rencontrés?
François Chaignaud: C’était en 2004 ou 2005, dans des manifestations à Pigalle, au milieu d’un groupe de soutien aux prostituées qui organisait des manifestations contre les abolitionnistes et les lois anti-racolage. Donc il y avait des actions de rue, des performances avec des godes géant, des slogans…
Depuis vous formez un binôme. Or cette année, aux Inaccoutumés, vous présentez des projets individuels, mais dans une même soirée: deux films que vous signez, Cecilia Bengolea, et entre lesquels on découvre une pièce vocale proposée par François Chaignaud.
Doit-on concevoir la soirée comme un ensemble ?
François Chaignaud: On ne les a pas conçus comme une totalité. Ce sont des projets très différents, autonomes. Le principe de la soirée partagée nous a conduit à les présenter associés.
Cecilia Bengolea, pourquoi ce titre Translation de la luxure qui réunit les deux films et, surtout, le choix de ce mot «translation»?
Cecilia Bengolea: En lisant les essais de Walter Benjamin sur le langage et la traduction, je me demandais quelle opération de traduction pouvait-on viser dans un processus de création
Ça m’intriguait la quête de traduire un geste, un mot, une sonorité, un effet, un corps. Tache impossible? Benjamin explique que lorsqu’on dit «brot» en allemand et qu’on dit «pain» en français, on ne vise pas du tout le même imaginaire. La place sociale d’un signe dans une langue est forcément intraduisible.
J’ai quand même pensé le projet de film à Rio de Janeiro avec Donatien Veismann et Juliette Bineau comme une tentative de traduire la luxure carioca.
Puis je me suis souvenu qu’à mon arrivée en France, j’avais rencontré Jeanne Revel et Joris Lacoste. On travaillait ensemble, avec le chorégraphe João Fiadeiro, au projet W sur le processus de Composition en Temps Réel.
J’écrivais énormément; des comptes rendus sur le jeu, comme un journal. Donc j’ai participé à leur travail et ils me disaient que je ne faisais pas de la traduction mais de la translation. C’est un mot que je leur ai volé.
La traduction m’est apparue d’une intention trop héroïque. J’ai commencé à penser à la translation, sorte de transplantation.
Comme un transfert?
Cecilia Bengolea: J’aime mieux l’idée de transplanter.
Prendre les choses telles quelles, les enlever, avec toutes les racines, pour les remettre ailleurs.
Justement, vous qui aviez déjà travaillé sur un matériel pornographique avec Pâquerette, est-ce différent de le faire pour le médium filmique — comme c’est le cas avec Translation de la luxure?
Cecilia Bengolea: Pâquerette, première pièce que l’on signe avec François (2005-2008), n’a pas été pensée comme une incursion dans le genre pornographique, mais comme une parole rendue aux parties érogènes, pour actualiser l’usage du corps chorégraphique. Une émancipation de l’expression sexuelle, avec un but esthétique, politique, des orifices. En utilisant le support filmique, la composition de l’espace et du temps peut devenir plus complexe. Mais la visée des deux films est finalement proche de celle de Pâquerette.
C’est vrai que j’ai coupé beaucoup des plans qui seraient des scènes obligées du cinéma porn. Comme je ne suis pas là , face au public, c’est plus facile pour les spectateurs de transgresser avec ce support.
Il n’y a pas la conscience d’une personne sur scène en train de franchir beaucoup de barrières: de pudeurs, d’intimité, de mœurs. Mais surtout, dans le film co-réalisé avec Donatien Veismann, «La beauté, tôt vouée à se défaire», les relations de croisements raciaux et des genres m’ont paru plus riches et signifiantes que ces plans explicites de pénétration.
Pourquoi avoir présenté ces deux films sous le terme post-porn?
Cecilia Bengolea: Maria Llopis, écrivaine, performeuse et activiste espagnole, a écrit plusieurs livres sur le concept de post-porn ; pourquoi on peut considérer qu’il y a un avant et un après dans le cinéma X.
Selon elle, les codes du cinéma porn devraient être reformulés sous une forme critique et inventive pour redistribuer les rapports entre les genres. Se réapproprier des esthétiques du corps sexué pour raconter d’autres mythes que les représentations normatives actuelles — comment représenter des identités sexuées autres, en marge, hors norme. Le post-porn regroupe des discours variés, dans des festivals, conférences, manifestations. Il s’agit d’une forme enragée, activiste, qui milite surtout pour les droits des minorités.
C’est le terme «post» qui peut sembler étrange… car votre film évoque plutôt un cinéma antérieur à l’ère pornographique dans laquelle nous vivons. Par exemple Pink Narcissus de John Bidgood (1971): on y retrouve un même onirisme, très baroque, et assez soft finalement.
Cecilia Bengolea: Dans son livre Le post porn, c’est ça, Maria Llopis célèbre avant tout la libération du cinéma X des clichés de la performativité sexuelle dominante. Il ne s’agit donc pas forcément d’un matériel hard.
Par ma formation en danse anthropologique, je pratique le pragmatisme dit «chamanique». L’animisme qui proclame: la matière est habitée par les esprits qui s’expriment en elle. Enfant, j’avais peur de marcher, d’écraser l’herbe qui allait souffrir sous mes pieds et mourir. J’avais une collection de pierres dans un tiroir et je ne pouvais en jeter une à la poubelle sans lui présenter de sincères excuses, pleurer de devoir m’en séparer.
A l’université, en histoire du cinéma et théâtre, les films muets de Griffith, John Ford, Fritz Lang, Eisenstein, m’ont marqués, c’est certain, bien plus que ce dont je suis consciente. Ils ressurgissent peut-être dans mes films d’une façon inattendue.
Je crois dans les pouvoirs magiques de la terre rouge mexicaine dont parle Antonin Artaud, et du magnétisme zen du Tibet. Mes films ne sont pas conçus pour convaincre les spectateurs de mes croyances, ni pour les faire rêver, mais pour exprimer un amour pour les êtres oubliés de la nature et du sexe, qui auraient perdu aujourd’hui la possibilité de s’exprimer.
Et la façon dont vous apparaissez à l’écran, avec un sexe féminin puis masculin, c’est aussi quelque chose que l’on retrouve dans votre œuvre commune: la figure double de l’androgyne parfait avec Castor&Pollux, voire même avec Pâquerette. Maintenant que vous avez, en quelque sorte, accompli cette recherche figurale en la portant à l’écran, allez-vous la poursuivre ou est-ce la fin d’un cycle?
Cecilia Bengolea: Non, je crois que cela alimentera toujours ma recherche. Mais pas seulement.
J’étudie en ce moment la société amazonienne cannibale Tupi-guarani, le Manifeste anthropophage d’Oswald de Andrade (manifeste littéraire et esthétique de 1928, NDLR), le modernisme des années vingt au Brésil, qui postule le retour au Brésil d’avant la colonisation, un lieu paradisiaque où les gens partageaient les richesses simplement. Où l’anthropophagie était une forme d’honneur.
Il y a une anecdote très drôle que m’a racontée Mauricio Lazarato d’après un entretien avec Eduardo Viveiros de Castro et qui résume cela.
Un dessin représente un blanc dans une casserole — la première représentation du cannibalisme — donc une personne qui vient coloniser, envahir, de Hollande jusqu’au Brésil. Il est dans la casserole mais, finalement, on ne peut pas le manger parce qu’il n’est pas très intéressant.
Il faut manger quelque chose d’intéressant.
Les tupi–guaranis conçoivent que les tables, les chaises, les animaux ont été des être humains avant, puis d’évoluer en animaux ou en pierre. C’est pour cela qu’ils gardent un statut de sujet et non pas d’objet; ils parlent à la première personne. Par exemple le jaguar, lorsqu’il se nourrit de sang, c’est comme pour nous la bière.
Il faut être en relation avec les choses que l’on mange car elles nous construisent. Dans l’anthropophagie, en principe, il faut toujours manger ce que l’on n’a pas.
Donc, comme dans votre film le Cri de Pilaga, il faut manger un pénis?
(Rires) Oui ! En ce sens cette problématique est toujours présente dans mon travail, donc ce n’est pas la fin d’un cycle. Le Manifeste anthropophage, l’idée de se manger les uns les autres, m’inspire beaucoup. C’est à la fois une forme de tristesse — les hommes qui mangent la Terre et qui se mangent les uns les autres — et de preuve d’amour envers l’autre: dévorer ce qu’on aime.
Il faut voir comment ce manifeste se transforme en Å“uvre.
François Chaignaud, vous amenez une voiture sur scène dans cette version de Sous l’ombrelle (s’avive l’éclat de nos yeux) présentée aux Inaccoutumées — donc dans le «parking» de la Ménagerie de Verre.
Comment allez-vous faire pour faire tourner la pièce, notamment le 3 décembre prochain, à Orléans?
François Chaignaud: Cette proposition à la ménagerie de Verre est spécifiquement et exclusivement pensée pour l’espace du Garage. Initialement, je pensais adapter la pièce Sous l’ombrelle, prévue pour une boîte noire, dans l’espace de la ménagerie. Mais très vite, je pressentais que cela ne marcherait pas – pour des raisons liées au contexte des Inaccoutumés (le type de public, ses habitus, sa disposition) et liées à la topographie même du lieu.
Face à ce garage menaçant, en prise directe avec la rue et ses manifestations les plus polluantes — moteurs, ordures etc…, j’ai voulu relever le défi de créer en trois jours une forme qui épouse l’architecture et l’âme du lieu. J’ai donc proposé à Benjamin Dukhan de nous rejoindre — avec qui j’ai développé cette pratique de créer vite dans des lieux atypiques.
Pour Orléans cela n’aura rien à voir puisque nous avons répété depuis plusieurs semaines une pièce pour un plateau, une boîte noire. C’est un processus plus classique.
De la même manière que transposer un projet pensé pour une boite noire dans la ménagerie me semblait une erreur, vouloir refaire ce que l’on y a fait sur un plateau traditionnel serait problématique. La voiture ou la poubelle transformée en piscine ne sont opérantes que parce qu’on perçoit qu’elles ont été extraites de la rue — et qu’elles vont y retourner dans l’heure suivante!
Donc ce sera une autre version?
François Chaignaud: Oui. Nous ne serons que deux sur scène avec Jérôme Marin. Dans la boîte noire, tout se concentre sur nos voix et nos corps. Il y a moins de changements visuels. La dramaturgie s’articule autour des chansons elles mêmes, et de la complicité qui surgit entre nous à force de répéter ces mots d’amours.
Et le choix des chansons justement.
François Chaignaud: Jérôme Marin a une connaissance extensive de l’histoire de la chanson française. Notre désir initial était d’exhumer des airs d’opérette obscurs. Puis il m’a fait découvrir des chansons de l’entre-deux-guerres. Nous avons beaucoup écouté Elyane Celys, Nitta Jo, Yvette Guilbert. Je voulais privilégier des airs oubliés, s’écarter des rengaines trop entendues — Où sont tous mes amants par exemple — qui évoquent un Paris rétro de carte postale.
Je rêvais depuis longtemps de chanter Ouvre de Suzy Solidor, ou l’air de Ciboulette. Une cartographie s’est peu à peu dessinée parmi ces mélodies désuètes — et la puissance du désir et de l’amour déçu qui suinte des chansons que l’on a choisies nous est apparue d’autant plus criante que le style musical et poétique est démodé.
Ce qui est amusant c’est que ces chansons des années vingt n’ont pas été mémorisées parce qu’au même moment le cinéma vidait les salles de café-concert.
François Chaignaud: Oui, c’est exact. Ça a cessé d’être le divertissement principal. Ce qui explique que ces artistes et leurs œuvres soient tombés dans l’oubli.
Cecilia Bengolea: C’est drôle
François Chaignaud: On ne l’a pas fait exprès, mais c’est vrai que c’est amusant, a posteriori, de confronter cette performance avec des films.
Et la préparation vocale: est-ce que vous chantiez avant?
François Chaignaud: Jérôme chantait beaucoup et a une expérience fascinante de la prise de parole chantée dans les contextes de cabaret, de bar ou même de boîte de nuit. Moi aussi, je chante depuis toujours, mais de façon complètement autodidacte. J’ai chanté dans beaucoup d’autres pièces, inventé des mélodies mais c’est en revanche la première fois que je chante accompagné de musiciens. C’est un délice absolu.
Je m’entraîne au chant tous les jours: à vélo, dans le métro. Je n’ai presque jamais pris de cours de chant. Ayant une formation très académique en danse, je préserve le chant de l’influence de l’étude sous la conduite d’un professeur. Ma technique est très mimétique et empirique, je l’aborde à partir de mes intuitions corporelles et expressives. C’est une limitation évidente, mais pour l’heure c’est aussi une manière de préserver de l’inconscience — le plaisir de ne pas savoir.
Un peu comme le fait Claudia Triozzi.
François Chaignaud: J’aime beaucoup ce qu’elle fait, mais j’ai l’impression que nos démarches vocales diffèrent. Elle me paraît plus attirée par l’émission sonore abstraite, bruitiste. Moi j’aime chanter des chansons. C’est la puissance de la mélodie combinée au sens des mots qui m’intéresse. L’art du chant me fascine et me semble indépassable car il offre simultanément la possibilité de transmettre du sens (via les textes, les poésies, les paroles), du sensible (via les hauteurs, le rythme, les volumes) et du charnel (via le timbre, le souffle). Un très bon chanteur me semble indécent – dans sa capacité à exposer, exploser son intérieur, ce qui tapisse ses cordes, ses tubes, sa gorge. Combiner cette puissance physique, sans pudeur, à la transmission d’un discours articulé, me semble extraordinaire — et beaucoup plus difficile à atteindre par la danse seule. La danse peut transmettre un grand nombre de sensations: visuelles, kinesthésiques… mais je trouve très difficile de faire advenir du sens. Par conséquent, la relation qui se noue avec le public est beaucoup plus incertaine, ingrate parfois, difficile.
Votre travail fait cohabiter culture queer et recherche historique, comme si vous exhumiez à la fois ce qui se fait sur la scène underground actuelle et ce que l’histoire culturelle n’a pas retenu. Est-ce une façon d’échapper à la culture proprement chorégraphique, de l’ouvrir à d’autres territoires?
François Chaignaud: Le mouvement a d’abord été d’aller vers ces chansons – avant de vouloir s’échapper d’où que ce soit. Mais très vite, l’écueil de ce répertoire m’a semblé être son potentiel de rengaine. Ces chansons ont beau être oubliées, quand on les a entendues une fois, on peut avoir l’impression de les avoir entendues mille fois.
Dès lors mon désir a été en effet de m’éloigner de tout pastiche, de m’attacher à désaliéner ces airs de leur éco-système d’origine et de leur physicalité convenue. D’où l’importance aussi de ne pas se travestir vraiment.
Le travail sur un grand plateau a été passionnant car ces airs semblent appeler l’espace confiné du comptoir, du café, du petit théâtre exigu où les corps s’entassent. Nous avons voulu leur faire prendre l’air — et aussi explorer l’art de danser et chanter en même temps selon des paradigmes très différents de ceux que le music hall ou la variété ont retenus.
La confrontation avec le garage de la ménagerie aussi a été forte, ainsi que le frottement avec les esthétiques musicales et performatives que Benjamin Dukhan a proposé.
Et par rapport à la proposition que vous aviez faite aux Rencontres chorégraphiques internationales de Seine Saint-Denis Aussi bien que ton cœur ouvre moi les genoux, où, justement, vous chantiez en tête à tête avec le spectateur.
François Chaignaud: Il s’agissait d’une performance à partir de poésies libertines du XVIIème siècle, élaborée à un moment où l’on réfléchissait beaucoup à cette problématique: comment faire pour que la relation qui se propose entre le plateau et le public soit aussi importante que les gestes émis sur scène. Dès lors, ce tête à tête était une étude de cette articulation entre le contenu performé et la relation performeur/public. Comme il n’y avait qu’un spectateur et moi, la qualité, la texture de la relation était évidemment une part très importante de l’expérience du spectateur mais de la performance aussi.
Il s’agissait de sonnets écrits à la première personne — donc très adressées —, déclinant un registre libertin, érotique, pornographique. J’ai fait cette performance dans de nombreux endroits, toujours dans des bureaux, même dans le bureau d’un célèbre avocat de Marseille. Cela interrogeait la situation de «consultation» — comme type de relation, justement entre deux personnes.
J’ai adoré faire ça. On se rend compte de la puissance potentielle et de la sensualité d’être deux corps seuls dans une pièce, autour d’une table comme cela peut arriver à un rendez-vous professionnel ou chez le docteur. A cela s’ajoutait l’érotisme lumineux et délicieusement explicite des pornographes du XVIIème siècle. J’ai inventé des mélodies pour chaque sonnet à force de les répéter. Une autre dimension du trouble résidait dans le fait que je chantais avec ma voix de tête des textes presque toujours écrits par des hommes pour des femmes ou à propos de femmes. Il en découlait une sorte d’indécision, parfois propice à beaucoup de liberté !!!
Comment se sont agrégées les différentes collaborations pour Sous l’ombrelle?
François Chaignaud: J’ai rencontré Jérôme Marin, il y a un an et demi alors qu’il faisait une performance dans une galerie pour le vernissage d’une expo queer. Sa proposition m’avait enthousiasmé — pour les raisons que j’expliquais tout à l’heure: l’indécence organique de sa voix articulée au plaisir intellectuel des textes. Il connaissait mon travail et très vite la scène nationale d’Orléans s’est enthousiasmée pour notre rencontre et a décidé de produire une pièce.
On n’avait jamais travaillé ensemble et nous venons de milieux très différents. Lui vient du théâtre et des performances en café, et est très inscrit localement à Orléans. Je viens de la danse et n’ai guère d’attache géographique. L’enjeu a été d’inventer un mode de jeu et de travail qui nous augmente l’un et l’autre, qui dépasse les présupposés de nos pratiques pour être capable de créer une forme qui n’éteindrait ni l’un ni l’autre: comment briller tous les deux?
Ce fut compliqué mais je suis heureux de ce processus, encore en mouvement. C’est d’ailleurs comme cela que j’aime travailler — bien plus que selon le rapport chorégraphe/interprète. J’aime que l’on soit engagé à égalité, avec des enjeux également importants l’un et l’autre. Je travaille presque toujours en collaboration d’ailleurs.
Avec Benjamin, c’est différent. Depuis le début je ne voyais pas la pièce que l’on préparait avec Jérôme à la Ménagerie. Je ne voulais pas abandonner Jérôme et les musiciens, mais je ne voulais pas non plus me contenter d’un copier-coller. J’ai senti qu’avec Benjamin, nous pourrions y arriver.
On collabore depuis deux ans. Notre «spécialité» ensemble c’est de préparer des performances toujours «à l’arrache», en deux jours, dans des lieux très atypiques — comme Le Générateur (à Gentilly) la façade baroque de la Bellone à Bruxelles, le jardin de L’Hôtel particulier à Montmartre, ou les boîtes de nuit. Benjamin voulait que pour Noël, on fasse une performance dans un parking. Finalement je me suis dit que le parking était ici, à la Ménagerie de Verre — dans ce garage insensé. Benjamin nous a amené la perspective qui nous manquait pour réussir cette translation ; je lui en suis très reconnaissant. Les temps très courts de travail nous ont conduit à «muscler le muscle du oui». J’aime cette démarche. C’est risqué car ça peut être très raté, mais c’est aussi une manière de chérir des intuitions inconscientes, d’endormir des phobies ou des tabous esthétiques, de tenter des rapprochements avant d’en comprendre tous les ressorts.
Cela semble communicatif : vous suscitez un grand enthousiasme, critique et public. Hier soir il y avait même des applaudissements entre les chansons, comme au cabaret, ce qui est plutôt rare.
Cecilia Bengolea: C’est vrai que le public de danse contemporaine en France peut adopter une position de juge, un air aride qui parfois dessèche les plateaux.
François Chaignaud: Oui. Mais le fait de chanter c’est déjà humide. La voix a besoin d’humidité.
Peut-on penser le répertoire dansé, chanté ou encore le film comme des dispositif, des contraintes faites au corps, équivalentes aux sacs de Sylphides, aux élingues de Castor&Pollux, hula oop de Duchesse, et autres godemichés de Pâquerette?
François Chaignaud: La contrainte semble négative, diminutive, aliénante. Or, quelle que soit l’intensité d’un dispositif, il ne m’intéresse que pour ce qu’il génère, pas pour ce qu’il éteint. Les sacs de Sylphides par exemple m’apparaissent beaucoup plus comme des instruments de mutation que de diminution. Le répertoire aussi: je m’y dirige parce que je suis fasciné par la construction qu’il propose — pas parce que je voudrais éteindre un incendie dans mon corps!
Cecilia Bengolea: Ce serait davantage une façon de concentrer l’attention. je conçois les performances comme une issu, hors du temps quotidien, ou plutôt l’invention d’un temps dans le temps. C’est ça qui me passionne.
François Chaignaud: Je pense aux vêtements d’Aymeric Bergada du Cadet, du collectif House of Drama. Ils sont très contraignants peut être, mais ce qui est beau c’est ce qu’ils permettent au corps ainsi transformé. Lorsque par exemple un bras est immobilisé, fondu dans le vêtement par une armature en cuivre, cela crée une attitude, une noblesse, une étrangeté: le gain est beaucoup plus important que la mobilité apparemment perdue.
Et sous cette version, avec la voiture, allez-vous rejouer Sous l’ombrelle?
François Chaignaud: Oui, selon les contextes qui se présentent. Pourquoi pas une version en tuk tuk?