En 2004, vous rencontrez la philosophe Beatriz Preciado et vous créez le projet Femmeuses dans la foulée. Quelles sont les principales étapes de cette «naissance»?
Cécile Proust. ll se trouve que je raconte tout ça dans mon nouveau spectacle, Femmeuses #24… réalisé avec Jacques Hoepffner. L’un des objectifs de cette pièce est justement de revenir sur la genèse de Femmeuses et sur les gens qui l’ont nourri. J’y parle de mon histoire personnelle au sein du projet et du projet au sein d’un contexte plus large. Je progresse dans mon récit comme on fait des ronds dans l’eau, par cercles concentriques ― du près au loin, du privé au public, du personnel au politique, de la petite histoire à la grande…
Quel rôle joue Beatriz Preciado dans l’origine de Femmeuses?
Céline Proust. J’ai rencontré Beatriz Preciado en 2004, alors qu’elle enseignait à l’Université Paris VIII. Cette rencontre a été pour moi comme un détonateur. Tout ce qu’elle abordait dans ses cours faisait fortement écho à mon histoire personnelle et professionnelle. Elle mettait des mots sur une pensée encore en latence. J’ai tout de suite aimé son énergie, son agressivité. C’est un coup de foudre dans tous sens du terme, affectif et intellectuel.
Ensuite, vous avez proposé à une dizaine de personnes de vous rejoindre dans l’aventure Femmeuses… Comment pourriez-vous la définir? Quelles sont les ambitions d’un tel projet?
Céline Proust. Femmeuses interroge la place des femmes dans l’art et nos sociétés ainsi que le codage des corps et des genres. A l’origine du projet, il y a d’abord eu l’envie de travailler à plusieurs et le besoin de se ménager des temps de réflexion afin d’échapper aux pressions de la production, au rythme des représentations. Et puis est venue l’idée de mêler la pratique, l’artistique à la théorie et surtout à l’historique. Car en France, à l’époque, les questions du genre étaient très peu développées au sein de l’université et de la danse. Les travaux des chercheurs américains étaient peu diffusés. Il y avait une forme de résistance passive…
Ainsi, Femmeuses serait aussi un moyen de rendre publiques les recherches récentes sur le féminisme?
Cécile Proust. Oui, en quelque sorte. Pour diffuser une certaine approche théorique et montrer qu’elle peut nourrir la création. Il était temps pour nous de rompre avec l’idée du génie créateur dont les intuitions tombent du ciel! Nous voulions sortir de la conception magique du théâtre, en nommant nos sources, en étant toujours à cheval entre l’historique et l’artistique.
Femmeuses, c’est un groupe de réflexion mais aussi des actions. Quelles formes prennent ces actions?
Cécile Proust. Les Femmeusesactions peuvent être des conférences, des spectacles, des expositions (comme Femmeusesactions #15 présentée en 2006 au centre d’art de Pougues-les-Eaux), un dvd ou des scénographies-installations (conçues par Jacques Hœpffner)…
Mais dans tous les cas de figure, je tiens à un rendu spectaculaire. Les conférences, par exemple, s’intègrent dans une dynamique performative. Les gens que j’invite doivent penser avec moi leur mise en scène. De fait, je choisis des personnalités qui ont une vraie présence, de l’énergie, et pas seulement les intellectuels dont les théories m’intéressent. Les gens sont appelé à venir sur mon terrain, à déplacer leurs pratiques, leurs habitudes. Parfois, ils sont amenés à improviser sur scène. C’est ce que je cherche, là encore : fusionner le performatif et le théorique.
J’envisage par exemple d’inviter Elsa Dorlin, une philosophe et féministe qui enseigne à la Sorbonne, et qui a la particularité de croiser la question des genres, au problème de classes et de races (dans le sens américain du terme). Le genre nous permet aussi de penser tous les autres types d’autorités. J’en parle dans le spectacle…
Dans le texte de présentation pour les Inaccoutumés, vous présentez votre nouvelle pièce, Femmeuses #24, comme «un autoportrait et un pamphlet». Dans quelle mesure est-elle un autoportrait? Et un pamphlet contre quoi?
Cécile Proust. La pièce est un autoportrait parce que je parle de moi, de mon histoire au sein du projet Femmeuses. Quant au terme pamphlet, je l’ai choisi précisément car il est très fort. Un peu exagéré par rapport au contenu de la pièce, c’est vrai. Mais c’est ce que j’aime dans le militantisme: cette exagération, cette agressivité qui est aussi une énergie extraordinaire. Dans Femmeuses #24, par exemple, je fais référence au Scum Manifesto de la féministe Valérie Solanas, un texte écrit en 1968 qui appelle les femmes à se libérer du joug masculin pour construire une société sans hommes. On me le reproche souvent, à cause de son radicalisme, de sa misandrie. Mais il faut garder à l’esprit qu’on est dans un contexte de théâtre. Non, je ne veux pas réellement couper les hommes en morceaux! C’est justement parce que je ne le fais pas que je peux le dire. C’est du second degré. Et je m’amuse avec ça.
…«drôle mais pointue». En général dans votre travail, l’humour a une place importante. Est-ce pour contrebalancer, ou compenser justement ce côté «pointu», conceptuel?
Cécile Proust. J’aime rire, et j’aime, par ricochés, intégrer ce rire à mes spectacles. C’est un aspect important de ma personnalité et de mon travail. Si le rire permet de faire passer plus facilement les choses sérieuses, le côté «pointu» de mes propositions, je ne le fais pas dans une perspective pédagogique. J’aime mêler ces deux dimensions apparemment contraires dans un même espace. Plus c’est sérieux et plus j’aime plaisanter!
…«postféministe et sexuelle». Pouvez-vous me donner une définition du post-féminisme?
Cécile Proust. Le post féminisme, c’est tout simplement le féminisme actuel. Un féminisme qui intègre peut-être davantage la sexualité, qui va, par exemple, s’intéresser à la pornographie, aux questions de genre, au mouvement queer. Mais attention, je n’évacue pas pour autant, sous couvert de cette évolution du féminisme, l’un des objectifs premiers de ce dernier, à savoir la défense des femmes. Car il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui encore, des milliers de femmes dans le monde sont maltraitées à cause de leur appartenance au sexe féminin. Le combat n’est pas terminé. C’est ce que défend justement la philosophe américaine Judith Butler, des théories de laquelle je me sens très proche…
… «personnelle et politique» ?
Cécile Proust. Je fais référence ici à un slogan féministe des années 60: « Le personnel est politique » mais qui est encore tellement actuel ! Etre ou non pour le mariage gay n’est pas seulement lié à une histoire individuelle ; si mon voisin bat sa femme, ça ne doit absolument pas rester une histoire personnelle. Les gens doivent avoir tous les mêmes droits.
Vous y serez «seule mais très entourée»?
Cécile Proust. Oui, la pièce est un solo mais il y aura aussi des invités, comme souvent à la fin de mes spectacles! Dans Femmeusessuites ils s’interrogeront sur le caractère subversif de la pornographie. Un sujet difficile à traiter, la pornographie, car elle doit réussir à nous déranger, nous troubler tout en nous faisant réfléchir. En quoi cette pornographie peut-elle être militante? Comment s’intègre t’elle dans un cadre politique? Mon premier invité, le chorégraphe François Chaignaud, qui a beaucoup travaillé sur le féminisme et le syndicalisme dans le cadre universitaire, présentera le 26 novembre une sélection de vidéos autour de ces questionnements. Puis, le lendemain, Zahia Ramani, historienne de l’art et écrivaine, viendra proposer une lecture sous forme de performance…
Pour la première représentation, il n’y aura pas d’invités mais la possibilité de visiter la scénographie de l’exposition… C’est-à -dire?
Cécile Proust. Au cours du spectacle, j’allume progressivement neuf écrans qui diffusent des vidéos d’artistes comme l’iranienne Ghazel ou la jeune Laurence Nicola, proches des problématiques de Femmeuses. Puis je propose au gens de visiter cette installation après la pièce.
Avant de mettre en place le projet Femmeuses, vous avez été interprète pour Alain Buffard, Odile Duboc et le quatuor A. Knust. Mais vous vous êtes aussi intéressée aux danses traditionnelles comme le flamenco, le Kathak, la danse des geishas, la danse du ventre… Qu’est-ce que vous tirez de ces expériences? Dans quelle mesure sont-elles intégrées aujourd’hui à votre travail? Et plus particulièrement dans cette pièce?
Cécile Proust. J’ai toujours eu un imaginaire lié au flamenco, à des danses plus érotiques, plus expressives. A une époque de ma carrière, je pense avoir été frustrée par la pratique d’une danse non genrée, celle de Merce Cunningham ou encore de Claude Brumachon, de François Verret… Je suis féministe tout en aimant les danses très féminines, rondes, douces, qui engagent les bras et les mains, qui jouent avec le genre. Et c’est peut-être là mon paradoxe. Mais il faut aussi nuancer notre vision des choses. Dans la danse du ventre, par exemple, on domine la situation. Il n’y a pas forcément d’objectivisation de la femme. C’est un jeu. Un fantasme. C’est comme d’être nu sur scène…
Toutes ces expérience diverses du corps, de la scène, m’ont surtout permis de penser qui j’étais, de dépasser les idées préconçues qui vous figent dans une identité plutôt que dans une autre. D’acquérir une plus grande liberté. Ce n’est pas parce que j’aime les danses douces que je vais être une femme douce et soumise. Il n’y a aucun lien naturel et évident entre ces deux réalités.
Dans le spectacle, je m’amuse justement à déconstruire ces représentations, ces associations genrées et prédéterminées, dont la femme souffre, et l’homme aussi!
Femmeuses #24
— Durée: 55 minutes (Femmeusesuite: 60 minutes)
— De et avec: Cécile Proust
— Artiste associé et scénographie numérique: Jacques Hoepffner
— Régie lumières : Jean-Michel Hugo
— Plateau: Lynda Rahal
— Invitées pour les Femmeusesuites: Zahia Rahmani et François Chaignaud
Prochaines réprésentations:
25-27 novembre 2010 (à 20h30), Festival Les Inaccoutumés, Ménagerie de verre, Fem #24, un bon coup de fouet, ça remet les idées en place
Après chaque spectacle:
La soirée du 25 nov: visite de la scénographie-installation.
La soirée du 26 nov: performance de François Chaignaud (danseur et chorégraphe) sur la question de la subversion dans le porno.
La soirée du 27 nov: performance de Zahia Rahmani (écrivaine et théoricienne de l’art, dirige le programme «art et mondialisation» à l’INHA).