Dorothée Dupuis. Ça m’intéresse de parler de la rupture. Comment certains artistes recommencent leur pratique de zéro. Le film et la photographie Vigile datent de 2003, ensuite il n’y a rien pendant quatre ans.
Cécile Dauchez. Le pont de Vigile ouvrait et articulait l’exposition «Fichiers et fétiches» que j’ai présentée au 3 bis f en 2010. Je me sens encore très proche de cette pièce. C’est l’origine dans l’affaissement. Il y a la rencontre entre l’horizontale et la verticale, l’espace-temps suspendu. C’est anecdotique, autobiographique, mais c’est aussi comme une source, un réservoir, une forme d’où peuvent sortir les choses suivantes. C’est vrai qu’entre ça et la suite il y a quatre ans.
Qu’as-tu fait pendant ces quatre années? 
Cécile Dauchez. C’est après le Fresnoy que j’ai arrêté. Afin de retrouver pourquoi j’avais décidé de faire de l’art un jour. Je ne m’en souvenais pas.
C’est intéressant dans ton parcours de vie, de voir comment ta pratique existe à un moment, puis disparaît lorsqu’elle «sèche» et n’a plus rien à t’apporter. Tu t’autorises à faire une pause parce que tu en as marre, et ce n’est pas lié à un incident personnel mais plutôt à une forme d’honnêteté, en l’occurrence: «j’ai oublié pourquoi je faisais de l’art».
Cécile Dauchez. C’est un mélange de plein de choses. Lorsque j’étais étudiante aux Beaux-Arts, on m’a annoncé que j’avais un cancer. À cette époque je faisais des sculptures, des pièces très physiques. J’ai passé mon diplôme, et dans la continuité de ce travail, j’ai décidé d’aller au Fresnoy, pour explorer la dimension temporelle et la perception de l’espace à travers le film et la mise en scène. Mais le système administratif ne me convenait pas; je voulais expérimenter et avoir du plaisir. J’avais un besoin urgent de faire, sans être dans un discours permanent. Et puis quelque chose clochait. Je ne m’en suis pas rendue compte tout de suite mais j’ai complètement arrêté de montrer mon travail.
C’était une réaction à l’acte même de montrer, liée au fait que pendant deux ans, tu passes ton temps à te foutre à poil devant la médecine, devant la science, ils te disent si tu vas bien, si tu ne vas pas bien, et c’est un rapport tellement distant. J’ai développé une espèce de détachement. Ensuite j’ai eu des jumeaux, et ça a plutôt recommencé avec eux. Ils ont ce rapport intuitif à l’objet que je recherchais, qui précède la structure et le langage. Mon travail est lié à une expérience quotidienne, à la vie.
Dans tes travaux ultérieurs, tu remets en question la représentation, mais celle de phénomènes intérieurs, de sensations, pas tant en lien que ça avec la réalité. C’est ce que tu racontes sur la médecine, cette vision qui se veut objective. C’est ça, ce n’est pas ça, il y a une vérité. Alors qu’en art éventuellement, il n’y en a pas.
Cécile Dauchez. Le doute est à la base de toute ma pratique. Dans le projet du pont, il y avait vraiment cette volonté de faire exister deux visions: la vision de jour, photographique et objective, et celle de nuit qui est complètement onirique: c’est un plan fixe de cinq minutes, où la nuit — filmée en 16 mm — fait apparaître une scène, mais on ne sait pas ce que c’est, on n’a pas de repères, seule la faille est éclairée. Dans ma pratique actuelle, ce qui est important c’est le rapport à la trace, à l’indice. Il y a quelque chose qui me saisit mais que je ne saisis pas et qui résonne fortement.
La série Nerves cells live double lives a débuté lorsque j’ai commencé à reproduire des traces repérées sur la table. J’ai réalisé qu’en les recopiant sur une feuille avec mon compas, je trouvais leur origine. Ce n’est pas ce que je cherchais au départ, mais c’est ça qui m’a intéressée: le principe de mimesis, de reproduction, fonctionnait comme révélateur. Les traces sont ensuite passées au filtre du dessin, de la photographie sur table lumineuse, puis du dessin vectoriel. Les images finales condensent ces différentes strates et échelles de représentation en effaçant toute chronologie.
Ce qui m’intéresse c’est le cheminement intellectuel qui se fait à partir de la manipulation des matériaux que je trouve. Je veux suivre quelque chose de subjectif et de sensuel.
Quand tu utilises les matériaux, tu les détournes complètement de leur origine, de leur usage.
Cécile Dauchez. En même temps ils sont montrés tels quels; les carreaux de plâtre restent ce qu’ils sont, les chevrons sont posés contre le mur. J’utilise souvent des matériaux dédiés à la construction, mais je les expose sous une forme inerte, en tout cas non activée dans leur fonction constructive. Les fragments sont reliés par le dessin, le rythme, la trame, les plis: des éléments organiques et poétiques.
L’apprenti sorcier est composé de douze chevrons de section carrée, striés à intervalles réguliers: c’est une image fragmentée que l’on reconstitue. Il y a le rythme systématique des rainures, et celui organique, des nœuds du bois.
La Table d’orientation, c’est totalement volatil: de la poudre de plâtre compactée en un carré monochrome et des groupes d’agrafes dont l’alignement est dessiné par la lumière.
Historiquement les artistes femmes qui ont commencé à bénéficier d’une certaine visibilité dans les années 60-70, ont affirmé le sujet femme par une représentation «objective» de leur réalité en tant qu’individu. Elles s’exprimaient par le film, la photo, la performance, dans un besoin urgent de montrer les choses comme elles étaient. Je trouve intéressant le fait que tu sois une femme et que tu choisisses de t’exprimer par le langage de l’abstraction et je me demande comment ta différence, de genre notamment, peut filtrer quand même, malgré le langage très codifié de l’abstraction, lié à des règles historiques dans l’art: notamment la modernité et ses visées universalistes. Comment apprivoises-tu ce langage? J’ai l’impression qu’après le projet du pont qui pose la question de cette frontière, tu as finalement choisi ton camp. Ce diktat de la représentation directe ne marche pas pour toi, tu as envie de représenter des réalités qui ne sont pas de l’ordre du visible.
Cécile Dauchez. Dans mon travail il y a un dialogue constant entre le matériel et l’immatériel, l’intérieur et l’extérieur, le rationnel et l’irrationnel. Un changement de registre dans la perception qui glisse de l’image à l’objet et du volume à l’image. Je cherche à établir un rapport non hiérarchique entre les motifs, qu’ils soient abstraits ou figuratifs. Je veux travailler avec un espace sans notion de finitude. Ce qui est important c’est le mouvement. Je cherche à ponctuer ce flux, à le baliser de repères sensibles.
Dans la série des Instantanés et des Bas-reliefs, le choix des sujets est indifférencié: un fragment, un dessin, une couleur, une page de livre, une figure, un texte… Ensuite il y a un processus photographique avec la photocopieuse et les bandes de plâtre, qui met en scène une série de dévoilements et de recouvrements successifs.
C’est un geste très impulsif: l’image est simplement créée par l’action d’ouvrir et de fermer le capot de la photocopieuse, exposer/ne pas exposer. C’est un enregistrement du temps, de la discontinuité.
Dans ta pratique, il y a un héritage, une filiation, mais il y a quand même la prétention de créer des formes inédites.
Cécile Dauchez. J’ai lu une phrase très belle dans Le visible et l’invisible de Merleau-Ponty: «Nous remettre en face de notre expérience pour voir en elle la naissance du sens». On m’a dit un jour que je résistais au sens. Je crois qu’il faut le redéfinir en permanence, surtout par rapport à une mesure très subjective.
L’art me sert à ça, d’outil de mesure, sensible, intellectuel, ça me permet d’avancer, et l’inédit est peut-être là .
Je cherche à chaque fois à repartir de zéro, parce que je veux que chaque expérience dans son présent soit la possibilité de faire naître le sens. Ces derniers temps j’ai beaucoup regardé les pièces de Richard Tuttle, il disait «faire des formes qui ne ressemblent qu’à elles-mêmes».
Beaucoup d’artistes en ce moment se rapproprient le langage de l’abstraction et du modernisme, mais ils sont dans un rapport blasé aux choses, ils n’essaient rien de nouveau. Ils font du sampling de formes, comme si le fait qu’elles soient connotées, autoréférentielles, suffisait. Ce que je trouve intéressant c’est que tu n’es pas dans le commentaire de l’existant, mais dans une recherche pure. Je trouve que c’est aussi généreux par rapport au public, ou une relation que tu peux avoir au spectateur. Tu n’es pas dans un métalangage par rapport à ta pratique. Tu es consciente que les matériaux ont une double vie et des potentialités, comme tu sais que des chevrons et des carreaux de plâtre sont des matériaux de construction, mais tu les prends comme si tu les découvrais pour la première fois.
Cécile Dauchez. Je sais que ma pratique me sert à éviter les préjugés, les a priori et les choses déjà établies. Si je n’ai pas ça dans le travail, je m’arrête. C’est l’expérience renouvelée qui nous permet de vérifier notre propre rapport au monde. Ce sont précisément ces conditions d’apparition et de disparition qui m’intéressent.
Lorsque j’ai produit À quoi rêvent les chiens égyptiens, j’ai d’abord voulu faire un mur, puis je n’ai plus du tout eu envie de le faire. Je me suis mise à imprégner les carreaux de plâtre dans des bains pigmentaires, de façon de plus en plus distante, en commençant à faire de la peinture… Quand je trempe le carreau de plâtre, ce n’est pas moi qui laisse la trace, il y a une mise à distance dans la représentation, un principe de révélation.
J’ai trouvé ce truc des bassines qui rejoint l’état d’enchantement dans lequel j’ai fait ces pièces: voir quelque chose en train d’être révélé, répéter le geste indéfiniment, et en même temps quelque chose me guide, je sais qu’il y a une manière d’arrêter.
Finalement par rapport aux artistes qui samplent l’histoire de l’abstraction comme une connotation qui est elle-même un sujet, toi tu reviens complètement à l’idée qu’il n’y a pas de sujet, donc tu es vraiment une formaliste. Une sculptrice, dans le sens où tu dégommes tout: mais ce n’est pas facile d’évacuer l’histoire, on a toujours envie de te ramener vers des précédents, les formes sont aussi des occurrences, elles ont pu exister à un certain moment de l’histoire de l’art. Toi-même tu n’es pas sans provoquer des clins d’œil.
Cécile Dauchez. C’est l’inconscient optique. Je travaille rarement sur une seule pièce isolément, ça me permet aussi de provoquer ces gestes et ces mouvements inconscients; les pièces sont malgré tout un reflet de moi-même, c’est autobiographique, les carreaux de plâtre, je me dis que c’est moi, c’est un autoportrait, ces carreaux qui s’imprègnent, qui sont poreux…
Ce qui m’intéresse par rapport à mes objets de recherche, c’est comment ce matériel rendu indifférencié par les artistes peut ensuite cohabiter avec toutes ces histoires de subjectivité. Le langage de l’abstraction que tu utilises, est un langage potentiellement universel, et pourtant quand tu parles du début des pièces, de la façon dont certaines te paraissent être des autoportraits, quand tu pars d’un intérêt personnel qui n’a rien a voir avec l’idée que ça pourrait parler à tous, tu exprimes dans ton travail une subjectivité personnelle extrêmement forte, et tu en es consciente. Ça parle alors de l’autonomie de l’œuvre d’art, à savoir une fois que ton expérience s’est bien infusée, imprégnée dans le carreau de plâtre, elle devient assez bavarde pour générer un sens que tu ne connais pas, qui est plutôt de l’ordre de la collecte et de la charge, comme si tu faisais loading et qu’un utilisateur vienne utiliser ce contenu préchargé. Tu affirmes de façon autoritaire que tu es une artiste qui ne travaille qu’avec les choses qui t’intéressent toi, que tu n’es pas le support d’un discours collectif, mais que ta pratique a toute validité à s’insérer dans un circuit où elle est discutée et devient universelle, parce que les gens se l’approprient, et je trouve ça important. C’est une posture que je relie à mes histoires de genre, parce que vouloir affirmer que tu veux te préoccuper en priorité de ce qui t’intéresse, c’est politique!
Cécile Dauchez. Il y a un paradoxe à la base: je suis passée par une école d’art, je suis entourée d’artistes de ma génération, je suis consciente de ce qui se fait, de ce que je fais, en tout cas de la forme que ça prend. Et je suis consciente que toutes les formes aujourd’hui sont bourrées de références. C’est peut-être là où entre l’expérience, ce rapport à l’autoportrait que je vois après-coup, alors que j’ai cherché pendant un moment à être dans un geste inconscient: je les ai trempés mais j’aurais pu faire autre chose, c’était une performance très physique, un geste personnel, ressenti.
En même temps, il y a la nécessité de mettre ça en scène, et j’avais l’idée des chambres funéraires égyptiennes, de sarcophages, d’un autel, etc. Mais il y a toujours une espèce de lutte entre les règles que je me pose, le programme que j’établis et les œuvres en devenir.
Tu me disais que tu avais travaillé chez toi dernièrement, que l’atelier te sert plutôt de lieu de stockage ou d’accrochage. J’aimerais rattacher cela à la notion du domestique, du privé et de l’atelier, as-tu lu le texte de Frances Stark dans le dernier Pétunia: «The housewife and the architect »?  Elle est artiste et travaille chez elle à Los Angeles, son appartement est minuscule;  et dans ce texte, elle décrit la façon dont elle
a arrangé ses meubles, de sorte qu’elle puisse s’asseoir, mais aussi travailler. C’est ce qui nous intéressait: quels sont les espaces de création, est-ce qu’ils nous influencent?
Cécile Dauchez. J’aime que les choses arrivent de manière inconsciente, donc c’est vrai que beaucoup de pièces sont nées dans l’appartement. Parce que c’est dans un quotidien où tu ne l’attends pas. C’est aussi pour travailler avec cette ambiguïté, avec ces limites. Le moment où tu décides de garder cette pièce-là , c’est aussi un travail. Avant j’avais besoin d’un espace brut, de me confronter à quelque chose, pour être sûre d’être en train de créer! Maintenant je n’ai plus du tout ce besoin, au contraire.
De la même manière je ne veux plus déterminer les pièces en dehors du contexte d’exposition. J’ai vraiment besoin de quelque chose qui arrête ou pose la décision, de manière temporaire. Mais l’atelier est là aussi comme espace vide, comme espace de projection mentale, où se disperser, pour laisser le temps agir sur les pièces, ou agir sur moi face à elles. Et puis de façon pragmatique, pour expérimenter, tester l’échelle, les dimensions… Comme pour les tirages de ces Instantanés: ça c’est un crâne que j’ai passé à la photocopieuse de la même manière que les autres. J’aimais bien cette image du clown qui apparaît. Tu disais que ça te fait penser à Nauman.
Lui-même est un bricoleur énorme: c’est le type qui reste toute la journée dans son studio à s’ennuyer et à expérimenter. Je pense que le domestique est crucial chez Nauman. C’est un artiste violent, par rapport à ces notions d’espace clos et domestique. Chez tous ces artistes de la côte ouest, Kelley y compris, il y a quelque chose de violent contenu dans la notion de home, et dans celle de craft: le peintre du dimanche qui peint dans sa cuisine, dans son salon, à l’opposé de l’artiste professionnel de la côte Est, dans son «super studio» avec sa «super équipe d’assistants».
Il y a une violence rentrée dans un espace qui serait à la fois domestique et créateur. C’est un espace indompté, parce qu’il ne lui est pas assigné de fonction: un espace où l’art peut émerger d’une façon sourde, mettre en tension des choses très banales pour en faire de l’art, et tout chambouler.
Ce sont aussi des hommes qui sont repus du huis clos domestique, souvent considéré comme féminin. Ils se sont confrontés au confinement, ils ont intégré cette dimension féminine, de l’intégration de l’espace de vie à la création, contrairement à l’artiste qui doit aller chercher à l’extérieur son influence pour exister, et c’est le contraste entre ces perceptions et leur rôle d’homme qui leur a permis de faire des choses très intéressantes.
Je trouve que certaines de tes œuvres ressemblent beaucoup à des œuvres de Nauman, comme ses cercles en béton brut, qui délimitent des territoires. Pour moi qui pense au contexte de leur création, c’est violent, c’est un symbole d’étranglement. Un peu comme ta plaque de polystyrène, que tu abimes avec de l’acide, qui la ronge.
C’est pour ça que je t’ai posé cette question de l’espace de fabrication, parce qu’inconsciemment il peut y avoir un combat entre artiste et matériaux, un combat certes non spectaculaire mais à l’image de beaucoup de petits combats non spectaculaires qui régissent notre vie au quotidien, dans ce monde encombré d’objets qui ne se comportent pas comme tu veux, qui t’agressent et te jettent à la figure le fait que même si tu les as créés, ils ne t’obéissent pas. C’est comme une lutte de survie.
Même si on se dit que notre environnement, au XXI e siècle, il devrait être complètement domestiqué, parfait, ergonomique. Et bien non, il est encore extrêmement violent.
Cécile Dauchez. Récemment je voulais continuer les expériences avec les feutrines et les tissus, où la structure est intégrée après, en fonction des plis et du mouvement. J’étais dans la rue à la recherche de tissus, et j’ai croisé des ouvriers en train de jeter les filets d’échafaudage qui avaient servi à la restauration des façades. L’un d’eux m’a proposé de m’en donner. Il les a repris et les a déroulés sur le bitume. Il me les a ensuite enroulés comme s’il accomplissait un rituel ou un geste sacré. Je suis rentrée à l’atelier avec, et je ne pouvais plus y toucher. Je n’ai rien fait dessus. C’était sur une façade d’immeuble, les filets ont gardé des empreintes, de la poussière, de la peinture, des détails. Je me suis dit que ça m’intéressait beaucoup plus de les garder comme ça. Ces formes résultent d’un instant précis, d’un échange. Sans ça il n’y aurait rien eu. Ça m’a posé pas mal de questions sur pourquoi je ne veux plus le toucher, pourquoi le garder tel quel. Voir c’est déjà une décision.
Octobre 2011 – © éditions P et les auteurs