Les enchères faramineuses atteintes par certaines œuvres contemporaines font rêver en ces temps de disette galopante, autant qu’elles ravissent la presse avide de sensationnel qui confond l’art avec le petit théâtre des extravagances et frivolités du marché. La réduction de l’art à son marché et du marché à ses records est éminemment préjudiciable aux œuvres qui sont ainsi assimilées à des produits de luxe réservés à une caste de privilégiés fortunés, éloignés des réalités du monde et peut-être même de la culture et de la création.
Dans cette situation, le dernier et précieux «Rapport annuel Artprice» consacré au «Marché de l’art contemporain 2011/2012» a le mérite de dissiper certains stéréotypes en nuançant les mécanismes du marché international de l’art contemporain à l’aide de données quantitatives précises.
Le rapport qu’Artprice publie chaque année en début de saison ne propose évidemment pas une image exhaustive du marché de l’art international, mais une étude menée à partir de choix méthodologiques assez clairs, pertinents et constants pour saisir des évolutions, des dynamiques. Ce n’est le marché international de l’art qui est décrit, mais son mouvement et ses lignes de force qui sont saisis.
La méthode adoptée consiste à enregistrer toutes les transactions intervenues en enchères publiques dans les salles de ventes du monde entier (entre juillet 2011 et juin 2012). Quant aux transactions privées en galeries, elles sont volontairement ignorées parce qu’étant toujours entachées d’opacité, et ainsi incomplètement accessibles, elles déjouent toute tentative de transparence et d’objectivité. Ce protocole manque assurément la réalité synchronique du marché, mais permet d’en saisir objectivement les «dernières tendances», voire de faire apparaître quelques unes de ses grandes lignes de cohérence par delà ses apparences chaotiques. L’aspect contemporain est obtenu par la prise en compte des seules œuvres d’artistes nés après 1945.
Le rapport d’Artprice met en évidence l’explosion du chiffre d’affaires mondial de l’art contemporain, qui a exactement décuplé au cours des dix dernières années, et qui dispose désormais d’une immense force d’attraction auprès «des investisseurs et des collectionneurs les plus fortunés de la planète [qui] se sont donc rués sur le nouvel eldorado de l’art contemporain» (p. 25). Cette exceptionnelle croissance du marché de l’art contemporain, dont le chiffre d’affaires dépasse désormais celui de l’art ancien, se traduit par l’émergence corrélative de la figure du collectionneur-investisseur dont l’intérêt pour l’art est plus financier et conjoncturel qu’esthétique.
Sur le marché, cette figure nouvelle submerge celle du pur collectionneur-amateur qui, lui, nourrit une passion désintéressée («sans fin») pour l’art. La spéculation par l’art tend à étouffer la passion pour l’art, et manifester ainsi un changement d’époque et de monde dans lesquels les plus pures passions sont désormais sujettes aux plus mercantiles dérives.
La magie de l’art contemporain est de transformer en réalité les plus beaux rêves de spéculations. Alors que les économies européennes et même certaines autres des plus florissantes sont à la peine, le marché de l’art résiste. Si l’année écoulée a été marquée par un léger fléchissement des recettes (-6%), elle arrive encore au troisième rang des meilleures performances de l’histoire du marché de l’art.
Mais l’art contemporain séduit surtout les investisseurs par ses records les plus fous, les plus inattendus, souvent hors de toute logique. Au cours des dix dernières années, la cote de Jean-Michel Basquiat (mort en 1988) a connu une progression vertigineuse de 335% à l’occasion d’un récent record à 14,31 millions d’euros (Christie’s Londres, 27 juin 2012) pour une toile qui avait été vendue cinq ans auparavant à un prix de 5 millions d’euros inférieur…
La photographie atteint elle aussi des sommets — 2,76 millions d’euros pour Andreas Gursky ou 2,45 millions pour Jeff Wall — à l’inverse absolu du rejet et du mépris dont elle a été victime de la part du monde de l’art durant plus d’un siècle et demi.
Mais le monde a changé! Les académies prescriptives du XIXe siècle, et les avant-gardes doctrinaires du XXe siècle, ont disparu. Et avec elles leurs arsenaux de normes, de dogmes et d’exclusions. Aujourd’hui l’art est accueillant pour les œuvres et les matériaux les plus atypiques. Rien n’est plus interdit a priori, toutes les productions et pratiques peuvent trouver leur place et s’imposer dans l’art et son marché, sans que l’on ne sache plus vraiment qui, de l’esthétique ou de la finance, est vraiment prescripteur…
C’est dans la brèche ouverte par la dissolution des règles de l’art que le marché a prospéré dans l’art. Actuellement, c’est l’«art urbain» qui est en train de rejoindre la galaxie esthético-financière où l’art et l’argent se combinent, s’épaulent et s’échangent les rôles. Cette collusion entre l’art et l’argent, longtemps honnie en Occident, n’a cessé de s’affirmer et de se légitimer au cours de la présente décennie avec l’accélération de la mondialisation, laquelle a fait basculer le centre de gravité du marché de l’art de l’Occident vers l’Asie. Car, c’est un fait, le marché mondial de l’art contemporain est aujourd’hui amplement dominé par la Chine (43%), devant l’Europe (30%) et les Etats-Unis (26%).
Tels sont donc les grands traits de l’époque: une pénétration et une domination croissantes du marché dans l’art, une primauté récente de l’art contemporain sur l’art ancien, et un déplacement du marché de l’art vers la Chine. Sans que la vitalité du jeune marché chinois ne bénéficie aux œuvres occidentales. A cause du fossé profond qui, en matière d’esthétique et de démarche créatrice, sépare la Chine de l’Occident, et éloigne les collectionneurs chinois. Récemment venus à l’art à la suite de fulgurants succès financiers, plus rapides que le temps nécessaire à acquérir les connaissances en la matière, beaucoup de ces nouveaux collectionneurs chinois préfèrent acheter, à des prix souvent très élevés (plusieurs millions d’euros), des artistes locaux. Moins pour des raisons esthétiques qu’à des fins de prestige.
En Europe, l’art contemporain et son marché sont d’une grande sophistication esthétique et théorique, héritière des avant-gardes du XXe siècle, et très imprégnée de discours. Cet héritage confère en outre au marché une maturité et une densité fortes: la moitié des œuvres vendues dans le monde le sont en Europe. Mais 80% de celles-ci sont adjugées à moins de 5000 euros.
En Chine au contraire, les pratiques et esthétiques contemporaines sont plutôt disparates, faiblement problématiques et discursives, sans doute à cause de l’absence de mouvements comparables à ceux qui, pendant tout le XXe siècle, ont configuré et animé la scène artistique occidentale. En revanche les prix des œuvres atteignent en Chine des niveaux très élevés.
A peine ouverte au marché international de l’art contemporain, la Chine en occupe la première place, très nettement devant ses deux concurrents (Europe et Etats-Unis), mais sur un autre terrain. Car le marché chinois est hétérogène aux deux gros marchés occidentaux. D’une extrémité à l’autre du monde les critères, les goûts, les fonctions, les significations, et les célébrités de l’art sont différents. L’art contemporain chinois est un autre art que l’art contemporain occidental, et ils se méconnaissent largement l’un l’autre. En Chine, l’art contemporain n’est pas autant qu’en Occident élevé à la quintessence de la culture. Ce qui lui confère, pour le meilleur et parfois le pire, une large liberté esthétique et économique, sans crainte de l’éclectisme et de la marchandisation, mais avec la politique comme zone interdite.
En dépit des disparités et des inégalités qui séparent les marchés occidentaux et chinois, les grandes galeries et maisons de ventes occidentales ont entrepris de conquérir ce nouvel eldorado, en s’installant en Chine, en présentant des artistes occidentaux, en organisant des conférences et des formations à l’art occidental à destination des riches collectionneurs et investisseurs chinois… Avec pour but de leur faire connaître, apprécier et acheter les œuvres occidentales.
Mais les effets de cette confrontation entre la force symbolique de l’art (occidental) et la puissance financière (asiatique) sont incertains, et pourraient bien s’avérer défavorables à l’art et à l’Occident. Et cela à cause de ce qu’est devenu l’art occidental après une décennie de marchandisation galopante qui s’est faite au détriment de sa force artistique. Si bien que l’art occidental, qui a perdu de sa force artistique sans gagner significativement en puissance financière, est doublement fragilisé pour affronter les enjeux d’aujourd’hui.
Il est à craindre que la supposée intelligence symbolique de l’art pèse de peu de poids face à la puissance économique de la finance. Que les valeurs supérieures de l’Occident succombent, absorbées par la triviale brutalité de l’aveugle marché. D’où il émergerait un monde nouveau, sens dessus-dessous.
André Rouillé
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Le Marché de l’art contemporain 2011/2012. Le rapport annuel Artprice, Artprice, Saint-Romain-au-Mont-d’Or, oct. 2012.
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