Il ne s’agit pas de démontrer, mais de donner à penser. Pour leur nouvel opus, le duo d’artistes suisses, Frédéric Moser, et Philippe Schwinger, s’attachent et nous invitent à «interroger la France», notamment à travers son système éducatif. L’exposition proposée à Bétonsalon constitue une étape de travail, qui présente et nourrit le deuxième épisode de la série France, détours, initiée en 2009.
Dans un premier temps, les artistes étaient allés à la rencontre des habitants de la Cité du Mirail à Toulouse, grand ensemble conçu en 1962 par Georges Candilis, aujourd’hui réputé difficile. La vidéo ici présentée, fruit des recherches et des dialogues établis, rend compte de la distorsion qui existe entre le discours des média et celui des habitants du quartier.
Pour le second volet en cours de réalisation, Moser et Schwinger investissent la banlieue parisienne, à Pierrefitte, et concentrent leur attention sur les structures éducatives mises en place.
À travers les matériaux récoltés et ici présentés, il s’agit de tisser un réseau de relations afin de saisir les enjeux de leur pensée.
Maître/Élève
En 1978, Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville réalisaient une série de 12 épisodes intitulée France/tour/détour/deux/enfants, diffusée à la télévision. Elle ambitionnait d’interroger le mode de vie des français, à partir d’un «dialogue» suivi entre le cinéaste et deux enfants de 10 ans. En réalité, le contrat d’énonciation est d’entrée biaisé puisque par convention Godard pose les questions, et l’enfant répond, perpétuant ainsi le rapport établi par la pédagogie traditionnelle entre maître et élève. Si l’interrogateur refuse le statut de transmetteur de «savoir», et aborde sans détour des sujets peu conventionnels – du rapport à l’image, au miroir, au pouvoir…- la réponse des enfants, souvent déstabilisée ou partielle, révèle qu’on leur a appris plus à se taire qu’à parler, à apprendre qu’à interroger.
Explicitement inspiré de celui de Godard, le projet de Moser et Schwinger donne lui aussi la parole à ces «jeunes» à qui on ne l’accorde que rarement. Dans l’épisode 1, Devoir et déroute, le procédé est sensiblement le même : un interlocuteur hors-champ s’entretient avec des adolescents du Mirail, à l’image de cette jeune fille interrogée sur sa conception de l’Histoire. Par moments, une voix-off se confronte aux images du quartier, analyse quelques facteurs de l’échec de cet ensemble pour lequel l’architecte s’est conduit plus en «artiste» qu’en «urbaniste». L’inadaptation de ses constructions à la vie sociale engendre malaise et violence, aujourd’hui stigmatisés par le gouvernement et les média, si bien que «bâtir un horizon de craintes évite d’aborder les raisons de la révolte».
Le second épisode dont sont présentés des rushes, est tourné au Fil Continu, structure éducative qui accueille les «élèves décrocheurs» des collèges de Pierrefitte. Alternative à l’expulsion de certains prononcée par ces écoles, le Fil Continu propose des ateliers scolaires le matin, et des ateliers sur la citoyenneté l’après-midi. Une fois par semaine, des adultes du corps enseignant, de la mairie, ou encore du corps judiciaire, viennent déjeuner avec les élèves, dans les locaux de l’association au sein du collège Courbet.
Dans l’extrait visible, c’est la maire de la ville qui vient s’asseoir à la table du sommaire local préfabriqué. Entreprise périlleuse que de tenter de nouer le dialogue avec ces ados réticents, qui répondent quand on leur explique que le but est de les faire «réussir» que «c’est du blabla». Difficile de les rendre autonomes et responsables tout en ressassant le modèle suranné du «bon père de famille». Comment dès lors ne pas se rappeler du constat que faisait Godard à l’issue de son expérience : «Les enfants sont des prisonniers politiques» ? Comment substituer à cette école qui exclut quand on sort des rangs – dont Godard soulignait l’analogie avec l’armée – une école qui forme effectivement des citoyens libres et réfléchis ? C’est ce que tentent des structures telles que le Fil Continu, et qu’interroge l’exposition, dont le titre – «Ce dont on sera dans l’avenir capable» – rappelle que les citoyens de demain sont les écoliers d’aujourd’hui.
Réel/Fiction
En vis-à -vis de ce film, un tableau de classe noir accroché au mur. Entre les deux, un tapis de sol noir – image du tableau projetée à l’horizontale – évoque un plateau de danse. Dessus, deux objets complètent l’image d’un espace pédagogique : un cube en bois où sont gravées des lettres noires ( L, O, D, C, I… avais-je noté, finalement pas loin de reconstituer le mot «docile»), et un bureau d’écolier. Il ne s’agit pourtant pas de la table derrière laquelle chacun de nous a séjourné. Celle-ci est pourvue d’un panneau de bois vertical séparant sa surface en deux, et percé à fleur de table de deux orifices à travers lesquels l’élève peut passer ses mains. Directement inspiré de la méthode Piaget, ce dispositif favorise l’apprentissage par la manipulation et le jeu.
Jean Piaget (1896-1980), psychologue et épistémologue suisse, s’est efforcé de repenser les méthodes d’apprentissage, en cohérence avec les différents stades de développement psychologique qu’il avait analysés chez l’enfant. Considérant que «c’est en agissant que l’on apprend», Piaget s’opposa à la pédagogie traditionnelle qui pensait souvent l’enfant comme un réceptacle à emplir de connaissances. Le jeu, à l’inverse, offre un modèle d’apprentissage qui intègre la pensée à l’action à travers l’expérimentation.
La dimension expérimentale du jeu se trouve ici au cœur même du dispositif d’exposition. Le tableau noir, comme il se doit couvert d’inscriptions à la craie blanche, est le témoin des opérations qui ont précédé l’ouverture de l’exposition. Moser et Schwinger ont en effet invité 5 performeurs à s’approprier un ensemble de gestes, de matériaux théoriques et d’images, issus de leur collecte. Au cours de 5 jours de recherche collective se sont élaborées des «traductions» possibles de cette matière au sein de l’espace d’exposition. Une vidéo, Schéma 2, s’en fait le reflet, projetée sur le lieu même de sa réalisation. En filigrane, on comprend que les interprètes incarnent tour à tour différents acteurs du système éducatif : maître, élève, médiateur… rôles qu’ils échangent au fil des improvisations.
À la manière dont le jeu met à distance le réel, le recours à la performance distancie ici les matériaux prélevés de la sphère sociale. À ce titre, l’analyse que dressait Jacques Rancière dans Le Partage du sensible, selon laquelle «le réel doit être fictionné pour être pensé», semble emblématique de la démarche des artistes. Dans la plupart de leurs œuvres, Moser et Schwinger réalisent en premier lieu un travail d’enquête — rencontre avec des habitants, acteurs locaux, architectes, sociologues, etc. — avant d’opérer une mise à distance critique de ce matériau, par le travail de l’image, l’ajout de commentaires en voix-off (proches de certains films de Guy Debord), et enfin l’intervention de tierces personnes s’emparant du sujet. De fait, cette distanciation — qui n’aurait pas déplu à Brecht — cette théâtralisation du réel et des comportements, nous permet d’interroger la société dans laquelle nous vivons en mettant à jour les aliénations qu’elle implique. Elle rappelle aussi combien la question de la représentation est centrale dans l’œuvre de Moser et Schwinger, dont la collaboration avait commencé par la création d’une compagnie de théâtre, « l’Atelier ici et maintenant», en 1988 à Lausanne.
Agissant ainsi à la marge entre réalité et fiction, les artistes cultivent une ambiguïté insoluble entre documentaire et théâtralisation, nous incitant par-là à une prise de distance critique — du grec krineïn, séparer — à l’égard de ce que nous voyons. Tel que l’analyse précisément Rancière dans Le Spectateur émancipé, «la fiction n’est pas la création d’un monde imaginaire opposé au monde réel. Elle est le travail qui opère des dissensus, qui change les modes de présentation sensible et les formes d’énonciation en changeant les cadres, les échelles ou les rythmes, en construisant des rapports nouveaux entre l’apparence et la réalité, le singulier et le commun, le visible et sa signification.»
Fragmentation/Pensée
Différentes temporalités se côtoient donc ici dans un même espace. On pourrait parler d’une exposition en millefeuille, en strates, qui contraint le spectateur à effectuer un aller-retour mental entre les œuvres et leur temps. Qui incite à la «rumination» aurait dit Nietzsche. C’est à cette condition que peut être saisie la portée des œuvres ici présentées, qui le cas échéant courent le risque d’apparaître comme une vaine juxtaposition de fragments.
À nous donc de tisser des liens, d’être «intelligents» — du latin intellegens, inter legere, rassembler ou lire entre — de créer notre propre lecture des événements. Cette exposition qui résiste à la narration, à toute histoire univoque ou figée, oppose à la pensée linéaire une pensée sinueuse. En écho, deux types de pédagogie sont encore affrontés : sur le tableau noir, un diagramme est tracé à la craie. À gauche, l’inscription «Tête vide» est reliée par une flèche à des lignes de lettres comme beaucoup ont pu en écrire à l’école.
À droite, inscrits à l’envers et en miroir, les mots «tête pleine» sont associés à deux disques mis en relation. Ces deux entités sont séparées par une ligne verticale : l’ «axe des savoirs segmentés». Ainsi la «tête pleine» serait celle qui parvient à mettre en place un réseau d’idées, de relations, plutôt que d’apprendre sans les comprendre des données absconses, séparées. Apprendre à jouer, faire jouer, manipuler. À l’image de ce cube en bois, objet plein, un, mais qui contient en lui la dimension abstraite du langage, sa richesse polysémique : à considérer que la lettre cachée soit un E, il devient possible de jongler d’ECOLE à DOCILE, ou du CODE à la LOI.
Il s’agit donc de faire place à la mobilité. La structure même de l’exposition semble alors refléter un éventuel modèle pédagogique : éviter la démonstration, le récit ; laisser au spectateur la liberté de se positionner face à l’image, de tisser son propre ouvrage à partir des matériaux proposés. À lui de créer sa propre «traduction» des faits, nouvelle strate de lecture après celles opérées par la mise en image, la mise en corps, la mise en espace des éléments collectés. Sans doute cette liberté d’interprétation, parfois déconcertante, veut-elle faire de nous le «spectateur émancipé» que Rancière appelle de ses vœux. «Une communauté émancipée est une communauté de conteurs et de traducteurs», nous dit-il. Qui implique que chacun raconte et interroge, sans se conformer à la passivité que voudrait induire le partage des rôles entre spectateur et acteur, citoyen et politicien. Ainsi : «c’est ce que signifie le mot d’émancipation : le brouillage de la frontière entre ceux qui agissent et ceux qui regardent, entre individus et membres d’un corps collectif.»
Au regard de cela, nous regretterons seulement l’absence de rapport vivant avec les performeurs, la médiation par la vidéo ne permettant pas la même implication des spectateurs. Soulignons cependant que deux soirées de performance sont programmées (les 25 février et 26 mars), prolongeant le travail entamé par les artistes et les danseurs invités. Différents professionnels ayant collaboré au projet sont également invités à partager leur expérience, faisant une «tribune métaphorique» de cet espace de réflexion.
— Frédéric Moser et Philippe Schwinger, Schéma 1, 2010. Impression sur papier collé sur dibon. 120×120.
— Frédéric Moser et Philippe Schwinger, «France, détours» épisode 1 – Devoir et déroute, 2009. Vidéo couleur HD. 26’36.
— Frédéric Moser et Philippe Schwinger, «France, détours» épisode 2, rushes, 2011. Vidéo couleur HD.
— Frédéric Moser et Philippe Schwinger, Schéma 2, 2011. Vidéo couleur HD, 2011. 9’30. Avec João Fernando Cabral, Madeleine Fournier, Lénio Kaklea, Agnieszka Ryszkiewicz, Jean-Baptiste Veyret-Logerias.