Richard Leydier. C’est quoi, fondamentalement, la critique d’art pour toi?
Catherine Millet. C’est se faire l’historien de la contemporanéité. Ce qui était mon ambition avec L’Art contemporain en France. Je pense qu’il est très important que les témoins et encore plus les acteurs d’un moment racontent eux-mêmes ce moment, avec obligatoirement leur partialité. Les historiens du futur auront leur propre point de vue, mais ne pourront pas ignorer cette matière de première main qui permet de faire comprendre nos enjeux, perdurer nos convictions, y compris peut-être dans des débats à venir. Elle sera une sorte de vestige de la réalité d’aujourd’hui, la pierre d’achoppement des interprétations qui seront données de notre époque.
Les artistes pensent à travers les formes, et une forme nouvelle constitue une façon de penser tout aussi inédite. Si l’on n’a pas conscience de l’histoire et des formes déjà accomplies, la pensée stagne. Je suis indifférente à certaines formes d’art actuelles parce qu’elles rejouent des formes que j’ai déjà vues auparavant. Or, je ne me suis pas arrêté de penser dans les années 1970. Donc la moindre des choses que je demande à l’art contemporain, c’est de m’aider dans le renouvellement de ma pensée.
Si tu m’avais posé cette question dans les années 1980, j’aurais ajouté que la critique d’art réside dans le décodage du discours social autour de l’oeuvre. Les premières fois que nous avons lu dans des magazines des articles sur l’art contemporain, écrits par des ignorants, nous avons eu envie de corriger. Ce qui reste vrai mais en partie seulement car je crois que nous nous sommes habitués à ce qu’il y ait deux niveaux de circulation des mêmes oeuvres, leur circulation dans le monde des idées et leur circulation médiatique, relais du circuit marchand, et que la rupture entre les deux est peut-être consommée. Certaines oeuvres ont commencé à rencontrer un écho auquel elles n’auraient jamais pu prétendre auparavant, et les propos médiatisés qui les concernent faussent leur interprétation dans la plupart des cas. Un critique digne de ce nom doit décoder ce bruit et aborder l’oeuvre sans parasitage.
Tout ce travail du critique a pour destination le lecteur. Je ne suis pas certaine que la majorité de ceux qui achètent aujourd’hui très cher des oeuvres d’art lisent art press ou un autre magazine d’art qui ne soit pas consacré aux cotes. Cependant, il n’y a pas de raisons pour que ces oeuvres n’appartiennent qu’à eux. Dans une certaine mesure, l’information que nous apportons à nos lecteurs leur permet de se les approprier d’une autre façon. En trente ans, le lectorat du critique d’art s’est considérablement transformé. Quand j’ai débuté, je pensais que mon rôle était d’informer en priorité les professionnels, les directeurs de galerie, de musée et les collectionneurs. Aujourd’hui, il y a un snobisme et une concurrence entre toutes ces personnes et c’est à qui découvrira un jeune artiste le premier. Mais comme leurs critères ne sont pas forcément aussi désintéressés que les miens, j’essaye de transmettre à un public plus vaste d’autres façons d’apprécier les oeuvres d’art.
Tu es une des rares critiques d’art à écrire à la première personne. Est-ce une position forcément subjective?
Catherine Millet. Non. Avant de placer une oeuvre au sein d’une histoire de l’art ou de la pensée, nous éprouvons la façon dont elle pénètre notre regard, dont elle sollicite notre corps et au besoin d’autres facultés perceptives. Je ne vois pas comment nous pourrions ensuite mesurer les effets ainsi produits en regard d’autres que nous connaissons, ni comment nous pourrions l’éclairer à l’aide d’autres images ou de textes si nous n’en passions pas d’abord par l’approche phénoménologique. Avant d’être conceptualisé, le rapport avec une oeuvre est une expérience et donc il est difficile de ne pas en passer par le je.
Mais s’engager personnellement dans ses écrits a bien sûr à voir avec le narcissisme. Si tu affirmes: J’aime l’oeuvre de ce peintre, et je pense que c’est un grand artiste, tu t’exposes au jugement des autres et à la possibilité de t’être trompé. Si tu n’es pas trop bête, tu es conscient du risque que ton narcissisme soit mis à mal et tu réfléchis avant d’attacher ton nom à une oeuvre.
C’est une forme d’honnêteté. Je préfère celui qui projette un écran de fumée avec un ego surdimensionné à celui qui tente de faire croire que ses choix sont objectifs alors qu’il ne fait que refléter le mainstream du moment.
Catherine Millet. L’arbitraire de Greenberg relève de cette première attitude. Il avait acquis un tel pouvoir que son jugement prenait valeur de vérité. Et il en jouait. Lors d’une conférence à laquelle j’assistais, quelqu’un lui a demandé, sur
un ton un peu agacé, comment il pouvait affirmer que tel peintre était meilleur qu’un autre. Il a répondu de façon très péremptoire: «J’ai vu plus de peinture que quiconque; ainsi, plus que quiconque, j’ai la possibilité d’établir des comparaisons et de juger». C’était une bonne réponse.
En même temps, c’est un jeu, car personne n’était obligé d’adhérer à ses déclarations.
Catherine Millet. Oui, et ce sont les autres qui en ont fait un système. D’ailleurs, on peut ajouter qu’il a payé son engagement et son autorité car peu de critiques ont été autant admirés et en même temps attaqués, combattus, reniés.
Ecrire à la première personne en tant que critique d’art, c’est annonciateur de ton aventure littéraire.
Catherine Millet. Quel que soit son domaine, celui qui choisit d’écrire porte en lui un désir de littérature. Et je ne crois pas que la littérature se borne aux romans, à la fiction. Des écrits d’historiens, de philosophes, de critiques peuvent avoir une dimension littéraire. Si ce qu’ils ont à dire est singulier, ils sont obligés de se façonner une langue.
Extrait de:
Catherine Millet, D’artpress à Catherine M. Entretiens avec Richard Leydier, Gallimard, Paris, 2011.