Céline Piettre. Vous êtes à la tête de Danse à Lille depuis sa création en 1983. Qu’est-ce qui caractérise un centre de développement chorégraphique comme le votre — par rapport à un centre chorégraphique national par exemple— et quel est la spécificité de Danse à Lille ?
Catherine Dunoyer de Segonzac. Les centres de développement chorégraphique ont la particularité d’être dirigés par des professionnels de la danse qui ne sont pas eux mêmes chorégraphes ou créateurs, à la différence des centres chorégraphiques nationaux. L’objectif d’un CDC est de soutenir de jeunes artistes émergents, de travailler sur le terrain en direction des publics, des scolaires. Ce sont des missions complémentaires à celles d’un centre chorégraphique national, il n’y a pas de concurrence entre les deux. L’originalité du CDC Danse à Lille est de partager un même territoire, la métropole lilloise, avec un centre national chorégraphique (celui de Roubaix). A l’encontre de ce que l’on pourrait penser de prime abord, ce n’est pas un problème. Au contraire ! On mutualise nos moyens et nos énergies. Le CCN de Roubaix accueille des compagnies très connues tandis que nous valorisons, par exemple, le travail d’un des interprètes de cette compagnie qui est aussi un jeune chorégraphe… On travaille ensemble mais nos missions restent très différentes.
Les Repérages, « festival international de la jeune chorégraphie », a lieu tous les ans depuis seize ans. Quelle est sa vocation première ?
Catherine Dunoyer de Segonzac. Le festival est une fenêtre sur la scène chorégraphique étrangère. Les trois quarts de la programmation annuelle de Danse à Lille sont destinés aux compagnies françaises — car il y a énormément de compagnies de danse en France, plus que dans n’importe quel pays au monde ! — et je pense qu’il est important d’ouvrir ses frontières pour voir ce qu’il se passe dans les autres pays, de faire découvrir au public une diversité de propositions et d’écritures. Les chorégraphes nordiques, par exemple, vont maîtriser davantage les nouvelles technologies de l’image ; ailleurs, on trouvera une expression plus théâtrale… Chaque pays a sa propre culture, des modes de fonctionnement et une énergie différents.
Les Repérages, c’est avant tout un réseau de dix sept partenaires internationaux. Comment s’est-il tissé ?
Catherine Dunoyer de Segonzac. Je choisis toujours des partenaires qui travaillent dans le même sens que moi, avec qui j’ai des affinités artistiques bien sûr, mais aussi humaines. Ils sont tous attentifs à l’émergence, ont une expérience de terrain… Il faut aussi que les structures partenaires soient suffisamment conséquentes, car elles doivent pouvoir réinviter chez elles au moins une compagnie présentée pendant les Repérages. L’idée est de favoriser la circulation des artistes hors de leur frontière et de prolonger dans le temps les effets du festival.
Ce réseau est-il voué à grossir de façon exponentielle ?
Catherine Dunoyer de Segonzac. Non, je ne veux pas qu’il devienne une trop grosse machine. Je pense que le festival a une âme et je préfère continuer à travailler sur le long terme avec les partenaires que je connais depuis longtemps. Dernièrement, il y a eu quelques transformations : l’adhésion de la Finlande en 2009 et des changements de structures en Italie et aux Pays-Bas, mais je ne pense pas pousser au-delà des vingt partenaires. Je veux rester sur quelque chose d’humainement gérable, qui soit adapté à la fragilité des écritures que l’on défend.
La programmation du festival a un mode de fonctionnement un peu particulier puisque vous découvrez les chorégraphes « repérés » presque en même temps que le public !
Catherine Dunoyer de Segonzac. Oui, chaque partenaire étranger choisit lui-même la compagnie qu’il va présenter pendant le festival. Je leur donne carte blanche, ils sont totalement libres de sélectionner tel ou tel chorégraphe du moment où la pièce programmée répond au cahier des charges, c’est-à -dire qu’elle ne dépasse pas les trente minutes et ne nécessite pas un lourd appareillage technique. Je m’occupe pour ma part de la sélection française, avec le Centre national de la danse de Pantin et, depuis très récemment, la Maison Folie Wazemmes à Lille. Il m’arrive de conseiller les partenaires hésitants mais mon intervention s’arrête là !
Depuis sa création, ce tremplin de la jeune chorégraphie est ouvert au public, et pas seulement aux professionnels ?
Catherine Dunoyer de Segonzac. Selon moi, le retour du public est très important pour les jeunes artistes, d’autant qu’il est généralement très réactif. Contrairement aux professionnels, il a un regard sans a priori, naturel, presque enfantin. Le public non professionnel reçoit le spectacle pour ce qu’il est. C’est moins stressant aussi pour les artistes, sinon ils ont l’impression de passer un examen. Et puis, aller chercher les publics et leur donner accès à la danse est la mission d’un CDC…
L’édition 2011 est un peu particulière, car elle a lieu sur trois villes différentes…
Catherine Dunoyer de Segonzac. C’était déjà le cas lors de la dernière édition, mais il y a cette année une collaboration artistique beaucoup plus importante avec Charleroi. Ils interviennent désormais au niveau de la programmation. Pour moi, les allers retours entre les différents acteurs et lieux du festival sont primordiaux, même si cela en complique quelque peu la logistique !
Le festival est dédié aux chorégraphes émergents, pourtant on retrouve cette année Fabrice Ramalingon, un ancien des Carnets Bagouet qui a une longue carrière derrière lui…
Catherine Dunoyer de Segonzac. Fabrice Ramalingon a été interprète très longtemps, il a coécrit des pièces aux côté d’Hélène Catalan, mais il vient à peine de créer sa compagnie ! La création qu’il a présentée aux Repérages n’est que sa quatrième pièce ! L’émergence n’est pas une question d’âge, mais de maturité d’écriture chorégraphique.
A part le Brésil, la sélection 2011 est plutôt européenne…
Catherine Dunoyer de Segonzac. Oui, cette édition est un peu particulière. On est désormais dix sept pays partenaires, ce qui fait beaucoup ! Donc, pour maintenir de bonnes conditions de travail et de visibilité, on a décidé de raccourcir la formule des Repérages et de diviser le réseau de partenaires en deux. Le Canada et la Tunisie par exemple n’ont pas été programmés en 2011 mais ils le seront l’édition prochaine.
Dans quelle mesure le festival atteint-il ses objectifs? Excepté le chorégraphe Yuval Pick, qui a inauguré avec sa pièce Score l’édition 2011, pouvez-vous nous citer des anciens « repérés » ?
Catherine Dunoyer de Segonzac. Oui, beaucoup de chorégraphes confirmés sont passés par les Repérages, et c’est très gratifiant pour nous. Akram Khan, pour citer l’un des plus célèbres, ou encore Thomas Lebrun. Certains vont plus vite que d’autres pour percer… C’est le cas de Yuval Pick, qui a décollé en seulement quelques années. Il a été « repéré » il y a trois ans et prend la tête du CCN de Rillieux-la-Pape en août prochain !
Est-ce que vous avez été particulièrement séduite par l’un des repérés du cru 2011 ?
Catherine Dunoyer de Segonzac. J’ai adoré la Suissesse Eugénie Rebetez qui présentait le solo Gina. Elle est drôle, a beaucoup de culot, elle est vraiment formisable !
Vous qui êtes depuis des années au plus près de la danse contemporaine, au niveau artistique et financier, pensez-vous qu’il est plus difficile aujourd’hui de soutenir la création chorégraphique ?
Catherine Dunoyer de Segonzac. Beaucoup de chorégraphes le pensent mais je ne suis pas tout à fait d’accord avec eux. La France est aujourd’hui encore le pays qui aide le plus les artistes. Il est vrai que notre situation économique est plus difficile si on la compare à l’âge d’or des années 1980 : les budgets alloués aux structures chorégraphiques sont moins importants et les inégalités entre les disciplines artistiques persistent — le montant des subventions dégagées pour la danse est ridicule par rapport à la musique par exemple. Mais, je crois que dans ce métier, de toute façon, on est sans cesse obligé de réinventer nos moyens de subsistances, de s’adapter. En aucun cas on ne peut rester confortablement à attendre que la manne nous tombe du ciel, et encore moins aujourd’hui qu’hier. Il faut trouver des financements différents, apprendre à travailler autrement, tout en respectant la justesse de ce que l’on veut défendre. Ce métier est presque un sacerdoce ! Tant pour les gens qui dirigent une structure que pour les chorégraphes qui doivent mener un projet artistique jusqu’à bout. Il faut se battre. Et d’ailleurs, ce n’est pas forcément ceux qui ont le plus d’argent qui s’en sortent le mieux. Prenez les chorégraphes qui dirigent les centres chorégraphiques nationaux, ils sont très bien lotis d’un point de vue technique et financier et ils ne créent pas nécessairement plus que les autres, au contraire. Je pense que si un artiste a vraiment quelque chose à dire, il parvient à le faire, avec ou sans moyens…