Grout/Mazéas ont le sens de la pesanteur, mais avant Newton et après le cinéma burlesque. Leur observation du cinéma ne s’encombre pas de principes pour faire tomber les corps en tout genre: sirop de glucose coloré ou cascadeurs. S’ils s’entêtent à mettre en boucle des clichés ou à les détourner, ce n’est pas avec sérieux, sinon celui de Hamburger film sandwich ou de La dialectique peut-elle casser des briques?! Ils aiment les clichés pour mieux les traverser et, avec le motif récurrent de tout ce qui tombe avec rapidité ou lenteur selon l’effet de gravité sur les corps qu’ils mettent en scène, un certain sérieux de l’art qui voudrait nous donner des principes pour le penser.
S’ils aiment Hitchcock et Brian de Palma à la fois et entre autres, on ne peut pas s’empêcher de penser, pour le coup, qu’ils sont moins passionnés par l’idée de refaire — remake — que par le plaisir d’une dérobade. Se dérober, c’est prendre des clichés au sens de ce qui marque la mémoire des spectateurs — de quoi se souvient-on à propos de Vertigo sinon d’une série de chutes et avec elles les effets des zooms et des travellings de la caméra? — et se soustraire au contenu pour
mieux jouer des effets sur les formes.
Chez eux, la chute n’est pas métaphysique, elle est purement et simplement une physique: ça tombe! Et après? Ça recommence! L’effet de la boucle qu’ils avaient élaboré très serré dans un remontage de la séquence d’ouverture de The Party de Blake Edwards avait comme conséquence non de rejouer le rire de la scène, mais de vider la séquence de sa narrativité pour n’être que sur ce corps qui jouit d’un jeu d’enfant — ne jamais mourir —, et d’acteur amateur — ne jamais sortir duchampde l’image. Le Peter Sellers de Grout/Mazéas s’est dérobé à la scène et à l’identité du personnage gaffeur, il n’est plus un acteur indien jouant un soldat indigène pour un remake. Il est au contraire une extraction et une quintessence d’un corps qui joue à être un corps.
On ne s’encombre pas d’histoires, une anecdote suffit: un pas grand-chose qui est aussi le moment où l’action, dans ce qu’elle a de plus réduit à l’égard du récit, devient l’expression de la tarte à la crème. La tarte à la crème du burlesque, ce n’est pas le gros rire bien gras mais l’idée d’un réel densifié. Le burlesque est l’art du concret: le monde est dur, les corps chutent parce qu’ils sont soumis à une physique. C’est par cette dérobade que Grout/Mazéas affrontent une figure qui est passée par le cinéma et qui, si elle n’était pas l’occasion d’une proposition d’exposition, ne serait pas entrée dans le palmarès de leur goût pour les durs comme le Clint Eastwood de Dirty Harry, les très méchants comme le monstre d’Alien, les très effrayants comme les flots de sang de Shining. Ainsi Casanova. De Casanova, on ne s’étonnera pas de voirGrout/Mazéas se saisir de la seule aventure qui pouvait les séduire: l’évasion de la prison des Plombs à Venise, prison jouxtant le Palais des Doges et dont les toits étaient considérés comme inviolables.
Casanova s’en évade après deux années de captivité. En se saisissant du cliché et en jetant aux oubliettes ses Mémoires, Grout/Mazéas sont sûrs de leur coup: Casanova s’est échappé, il ne peut que courir à nouveau le jupon. Et si de plus il s’échappe d’un toit, la sortie devra être grandiose, non pas parce que c’est le génial séducteur du XVIIIe, mais parce qu’il a un peu de l’aventurier et de l’espion. Autrement dit, Hitchcock sera convoqué et la chute qui n’en finit pas de Vertigo en sera le leitmotiv.
Après l’évasion, on suppose Casanova courant derechef la surface du globe pour s’en donner à coeur joie, il y a fort à parier qu’un vestiaire embué par la chaleur des douches de jeunes femmes se mette à ondoyer de trajectoires grotesques de petites culottes en déjouant la crudité absolue de la scène d’ouverture de Carrie de Brian de Palma. Ces clichés bien cinéphiliques s’accommodent du burlesque, autrement dit du prosaïque et du niais: pas la peine de chercher midi à quatorze heures quand les clichés font office de ressort.
Et si l’exposition «Casanova» se donne comme redécouverte, il faut s’en amuser pour en faire une leçon de choses concrètes. Le concret ne sera pas la corde pour descendre de la prison mais le saut, la jouissance du vol, du vertige de la liberté, comme on interprète librement le passage de l’évasion dans les Mémoires du don Juan. D’ailleurs cette liberté est elle-même remise en question à chaque visite de la prison à Venise, puisque les guides doutent encore de cette évasion, faute de preuves historiques. Sans vouloir dire que Casanova l’a inventé, reste le soupçon de ne pas savoir comment il est passé, avec son compagnon de fortune, de la cellule à la toiture.
Dans ce salmigondis où les preuves sont celles de la littérature plus que de l’histoire, tout peut alors devenir prétexte à rêver l’exaltation d’un saut dans le vide plutôt que l’effort d’un corps aux prises avec une corde qui est l’expression de la résistance à la chute. Grout/Mazéas ne peuvent pas résister à cette exaltation à cause de leur goût pour la chute et la rêverie. Il faut entendre rêverie au sens d’une traversée: traverser l’espace comme on se dérobe à la vue des gardiens, à la vie du condamné; traverser l’espace pour retrouver les chemins de traverses, le plaisir de la roue libre. Le corps qui chute et traverse les espaces du décor, trouemurs, plafonds et sols, fenêtres, repasse dans le vide pour sombrer dans les vapeurs féminines, pour reprendre sa chute et relancer la rêverie. Totalement Death Proof à la Tarantino: la durée de la chute est celle de la jouissance.
De bas en haut, on repart pour un looping de haut en bas. Dans la Chapelle des Jésuites, le décor — en vrai — troué témoin physique du saut du cascadeur et la vidéo en boucle trace visuelle de la chute sont une grosse claque au patrimoine et à l’histoire: l’espace — réel — de l’art, c’est le délire des télescopages!
Texte paru dans le catalogue de l’exposition «Casanova forever» (Commissaire: Emmanuel Latreille, directeur du Frac Languedoc-Roussillon).
Emmanuel Latreille et Jean-Claude Hanc (dir.), Casanova forever, Éditions Dilecta (Paris) et Frac Languedoc-Roussillon (Montpellier), juin 2010, 328 p.