«E che degg’io guardar?» Don Giovanni
Les miroirs constituent l’un des accessoires les plus symboliques de la peinture occidentale: leurs reflets redoublent le discours platonicien sur le faible degré de réalité et de vérité des images et sur les illusions perceptives. Il est facile ensuite de passer de cette dénonciation des apparences trompeuses à celle de la beauté sensible et du désir du sujet de s’y (re)connaître.
Le miroir construit le «moi» et en accompagne les vanités. Dans le même temps, par sa représentation, les peintres intègrent un questionnement sur la pluralité des espaces: dédoublement, contraction, diffraction ou fragmentation. La perception du monde inclut cette multiplicité de perspectives et les «déformations» (anamorphoses) qu’elle génère. Le maniérisme saura en jouer pour surprendre le regard du spectateur. Le XVIIIe siècle, à sa suite, y cherchera, entre masques et jeux, la possibilité d’une liberté qu’elle nomme philosophie: «J’ai vécu en philosophe», dira Casanova marquant sa volonté de se jouer d’autrui et de se déprendre de toute «superstition» politique et théologique.
Dans la sculpture, la prééminence du matériau et de sa forme, dans l’unité organique ou géométrique de leur relation, ne semble avoir donné aux reflets qu’une valeur accessoire et décorative d’«effets». Les miroirs intégrés à l’architecture comme les multiples reflets des laques et des vernis n’ont d’autres fins que de valoriser la société qui s’y regarde — elle et ses richesses. Rosalind Krauss (1) date du début des années 1970 — et de la mise en question de la spécificité du médium — l’utilisation fréquente et conceptualisée de miroirs: R. Morris, R. Smithson, Arte povera, etc.
La «sculpture» y élargit son domaine d’intervention, reprenant, déplaçant et redoublant l’un dans l’autre ce qui avait été ses deux espaces référentiels: le monument et le paysage. Comme si lemiroir inscrivait le monument — espace construit, clos, fini, immobile — dans l’espace du paysage — espace organique, ouvert, infini, mouvant. Et inversement. Le miroir se fait alors médiateur entre ces deux espaces aux logiques contraires. Vladimir Skoda, dont tout le travail se déplace depuis les années 1970 du «carré» au «cercle», de l’espace pensé à la matière forgée, dans une confrontation permanente de l’un et de l’autre, ne pouvait qu’en venir à la problématique des miroirs, selon trois états de l’espace:
— L’espace intérieur qui résulte d’une énergie qui va de l’intérieur (noyau de matière) vers la périphérie (surfaces, couleurs et formes) et dont le symbole est la boule de glaise ou lamasse d’acier; l’objet ici existedans sa seule réalité, bloc de présence indifférente au spectateur et qui trouve sur le sol où elle «repose»son «lieu».
— L’espace circonscrit de l’extérieur dont lemodèle est la sphère (tous les points y sont équivalents et symétriques); cette forme achevée, quasi parfaite, répond analogiquement à l’idée de cosmos, à la fois harmonie numérique et esthétique.
— L’espace «virtuel» qui se réfléchit sur la surface des sphères et sur les divers autres miroirs: espaces lointains, déformés, à la fois ici et là , au sol et partout, comme en suspens, au milieu des métamorphoses incessantes dont le corpsmême du spectateur est à la fois la cause et l’un des effets reflets. Cette dimension «virtuelle» de l’espace est celle que Merleau-Ponty analyse dans L’OEil et l’Esprit comme «l’énigme d’un corps à la fois voyant et visible (2)».
Regardant, le corps se regarde comme une chose parmi d’autres choses, à la fois face et dos, ici et là ; et tend dumême coup à regarder les choses qui empiètent
sur les reflets du corps comme des corps: surfaces sensibles mues et émues, exaltant cette incessante animation dont le miroir est le véhicule autant que le reflet.
Le corps qui regarde n’est pas séparé des corps qu’il regarde: chacun vibre et rayonne dans les autres et y redouble ce qui en est visible comme ce qui en est invisible. «Miroirs vibrants» puisque par eux les corps s’appellent et se répondent, dans une profusion heureuse d’apparences offertes et dissimulées. Le miroir est profondeur et ce qu’il retient en ses reflets est énigme: de ce corps que je suis, de cet espace qu’il prolonge, déforme et fractionne, de ce temps dont il redouble la gravité, l’inscrivant en traces tranchantes là où il ne semblait que rides de surface; s’y devine la montée de la profondeur du monde dans des apparences fugitives et leur glissement vers le secret de leur profondeur: «specchio del tempo».
On croyait la sculpture saisie par l’espace lorsque la peinture l’était par le temps. Le miroir, comme l’indiquait déjà la peinture classique, s’il redouble l’espace, creuse le présent de son envers mélancolique et mortel. Ce qui d’une chose, ou d’un être, passe dans ses reflets n’est rien d’autre que le transitoire, le multiple, l’accidentel. Comment, pourtant, y inscrire une spirale de continuité, la possibilité d’une permanence? Vladimir Skoda répondra par le disque ou la sphère, la perfection de leur forme et de leur surface. Il ne s’agit pas de s’étourdir dans le tourbillon des reflets ni de les laisser nous conduire vers une image grimaçante de la réalité, mais d’en faire les vecteurs d’un chemin, d’une initiation (?) qui va du moindre degré au degré maximum de réalité.
Et c’est alors le monde même qui est, en nous, en miroir: «Il faut prendre à la lettre ce que nous enseigne la vision: que par elle nous touchons le soleil, les étoiles, nous sommes en même temps partout, aussi près des lointains que des choses proches (3).» Le cosmos, «beau diadème éblouissant et clair», se reflète dans le miroir de l’oeil; il l’enveloppe et le creuse infiniment.
Reste à approcher une dernière dimension des miroirs — qu’ils soient moins le lieu où le monde se disperse en sesmultiples reflets que celui où la lumière serait enfin comme saisie pour ellemême, dans sa perfection et son immobilité (cercle). En grec, koré (la jeune fille) désigne aussi la pupille: «virginité fascinante —
koré — au-delà de la douleur et de la blessure, immortelle comme la mort elle-même (4)».
Comme si, en elle, la lumière ne brillait plus de ses reflets sur les êtres et les choses, mais de son seul éclat. Éclat — éblouissement — qui la dissocie des choses (et de leurs reflets) et les installe dans leur disparition aumomentmême où elle les fait apparaître. Le miroir du regard se retire aumoment où il éblouit: «apparaître, scintiller et comme mourir (5)». Vibrer serait le pouvoir d’une chose d’apparaître à travers une autre — une couleur à travers une autre couleur, une surface à travers une autre surface, un temps à travers un autre temps. L’ultime vibration serait que la lumière seule y apparaisse dans sa lumière et y meure. Lumière noire.
1. Rosalind Krauss, L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Macula, 1993.
2. Maurice Merleau-Ponty, L’OEil et l’Esprit, Gallimard, 1964, p. 18.
3. Idem, p. 83.
4. Jean-François Marquet, Les Miroirs de l’identité, Hermann, 1996, p. XI.
5. Jean Genet, Lettres à Roger Blin, p. 48.
Texte paru dans le catalogue de l’exposition Casanova forever (Commissaire: Emmanuel Latreille, directeur du Frac Languedoc-Roussillon).
Emmanuel Latreille et Jean-Claude Hanc (dir.), Casanova forever, Éditions Dilecta (Paris) et Frac Languedoc-Roussillon (Montpellier), juin 2010, 328 p.