C’est sur les pas et dans l’esprit de Casanova que l’on découvrira, durant tout l’été en Languedoc-Roussillon, les quelque trente expositions d’art contemporain de la très originale manifestation «Casanova forever». Le dialogue ainsi tissé à l’échelle régionale entre l’art contemporain et Casanova a été conçu par Emmanuel Latreille, directeur du Fonds régional d’art contemporain (Frac), qui avait précédemment piloté «Chauffe Marcel» (2006), sous l’égide de Marcel Duchamp, puis «La dégelée Rabelais» (2008).
En Languedoc-Roussillon, sont donc en train de s’inventer de nouvelles façons de présenter les œuvres contemporaines, de les rendre accessibles, et d’en extraire des sensations et des couches inédites de sens.
Le processus repose sur un principe, aussi simple que délicat à mettre en œuvre, consistant à fédérer à l’échelle régionale un ensemble de lieux, d’artistes et d’œuvres autour d’une figure tutélaire qui doit être à la fois assez pertinente, ambivalente et intempestive, voire incongrue, pour engendrer dans l’ordre de l’art l’événement d’une césure. C’était déjà le cas avec Rabelais, c’est assurément le cas encore avec Casanova dont on pouvait a priori douter que sa personnalité et son époque, le XVIIIe siècle, puissent permettre une approche renouvelée de l’art contemporain.
Or, c’est précisément sur le caractère décalé du personnage, et sur sa distance temporelle avec le présent, que repose son efficace. Dans le sillage d’Harald Szeemann, commissaire de la célèbre exposition «Quand les attitudes deviennent formes» (Berne, 1969), il s’agit, à partir de la vie de Casanova et de son livre Histoire de ma vie, de provoquer un «télescopage entre les objets d’art du présent et les textes du passé».
Il s’agit donc de mettre en pratique sur le plan curatorial les rapports complexes entre passé et présent dont le «rendez-vous secret» est, selon Giorgio Agemben, au fondement de la contemporanéité. Il s’agit d’assumer l’hétérogénéité temporelle par laquelle «la contemporanéité s’inscrit, en fait, dans le présent en le signalant avant tout comme archaïque».
Alors que durant de longues décennies, on s’est, au XXe siècle, évertué à emprisonner les œuvres dans l’espace socialement et culturellement aseptisé du «white cube», à les soumettre à une illusoire et intransigeante homogénéité, et à les assujettir chacune à un «médium» essentialisé, «Casanova forever» tente au contraire de rapprocher systématiquement les œuvres d’autres réalités, de les confronter avec d’autres lieux, de les associer avec d’autres œuvres et d’autres époques — avec les objets du Musée archéologique Lattara de Montpellier (Emmanuelle Etienne), avec les tableaux anciens du Musée d’art et d’histoire de Narbonne pour les photographies de Natacha Lesueur, avec l’impressionnante architecture militaire de la Forteresse de Salses qui accueille un bel ensemble de la série des «Meurtres» de Jacques Monory, avec, également, les délices du domaine viticole du Château de Jau proposés à la dégustation (Frédérique Loutz).
C’est en fait toute la région Languedonc-Roussillon que les spectateurs sont conviés à associer aux œuvres dans le parcours qui, de ville en ville, de lieu en lieu, les conduira sur les traces de Casanova lui-même.
Depuis quelques années, les expositions d’œuvres contemporaines dans des musées et lieux anciens sont certes devenues pratique courante, mais trop souvent à des fins de communication, sans vraiment de raisons artistiques, comme ce fut le cas avec la (trop) fameuse exposition de Jeff Koons au Château de Versailles.
Avec «Casanova forever» et ses précédentes versions, il s’agit au contraire de réussir cette délicate alchimie où la distance critique de l’humour s’accorde avec la l’énergie singulière d’une figure historique pour séduire un public et féconder les œuvres contemporaines de nouveaux sens et de nouvelles sensations.
Ce qui se joue en fait en Languedoc-Roussillon, c’est tout bonnement un bouleversement de la réception des œuvres, un passage de l’herméneutique à l’allégorie.
Alors que l’herméneutique vise, par l’interprétation, à rétablir une signification originelle perdue ou obscure, l’allégorie, elle, double les œuvres par d’autres œuvres, images, textes, paroles ou gestes, et par une infinité d’autres éléments tels que l’architecture des lieux, la forme-parcours de la manifestation, etc. L’allégorie ajoute et substitue une signification autre à la signification antérieure. A la fois ajout et remplacement, elle efface ou masque la précédente signification, comme dans un palimpseste.
D’inspiration allégorique, «Casanova forever» place délibérément les spectateurs et les artistes dans l’optique et la posture de Casanova, colorant ainsi les œuvres aux tonalités de ses valeurs.
Casanova incarne cette fin du XVIIIe siècle située aux prémisses de la modernité, avant que l’industrie et le capital ne l’enferment dans les rigueurs de la rationalité marchande. Il est d’abord une liberté en mouvement qui arpente l’espace, qui franchit avec insolence tous les seuils matériels et sociaux, qui s’évade de prison, et qui défie interdits et tabous. Aérien, il va comme en apesanteur où le vent le pousse, avec la jubilation de vivre entre deux mondes. Sans foi ni loi. Libéré de l’emprise de la religion, sans encore être soumis aux règles de la société qui s’annonce.
A cette époque où la transcendance bascule dans l’immanence, Casanova jouit pleinement d’une vie qui se déroule ici bas dans la fulgurance des plaisirs sans limites du sexe et de l’amour, de l’action et du jeu, et de toutes les transgressions.
C’est cette matière de vie qui irrigue la conception d’œuvres réalisées pour l’occasion par Claude Lévêque, The Diamond Sea (Crac, Sète); par Tom Friedman, Up In the Air (Frac, Montpellier); par Laetitia Delafontaine et Grégory Niel, Le 7e continent (Aperto, Montpellier); par Simone Decker, Shifting Shapes (Carré Sainte-Anne, Montpellier).
Ce sont également les valeurs et la vie de Casanova qui ont guidé le choix des artistes, des œuvres et des lieux, ainsi que la réalisation d’une exposition collective telle que «Ecce Homo Ludens, le jeu comme art et comme mode de vie», présentée à Sérignan, au Musée régional d’art contemporain.
Faut-il préciser enfin que «Casanova forever» n’est nullement une manifestation thématique. Casanova n’est ni un individu auquel il faudrait rendre hommage, ni un thème à illustrer. C’est une figure virtuelle complexe qui, par sa vitalité, contribue activement à ouvrir les œuvres à d’autres strates de sens et de sensations, à les faire dériver vers des horizons inattendus, à leur donner un nouveau souffle. La vie de Casanova vient stimuler les œuvres, et nous faire éprouver que les œuvres et l’art sont bien vivants, dès lors qu’on leur accorde quelque intelligente attention…
André Rouillé
Toutes les expositions de «Casanova forever» seront à retrouver sur le site paris-art.com (région Languedoc-Roussillon) à partir du 12 juillet 2010.
Lire
— Giorgo Agemben, Qu’est-ce que le contemporain?, Rivages poche, Paris, 2008.
— Catalogue Casanova forever
Sous la direction d’Emmanuel Latreille, avec la complicité de Jean-Claude Hauc. Coproduction Éditions Dilecta (Paris), Frac Languedoc-Roussillon (Montpellier)
Graphisme Fanette Mellier (Paris). Impression couleurs, 320 p., format 21 x 26 cm. Date de publication | 18 juin 2010
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