Rien donc ici des aimables antiennes dadaïstes de Morellet (sa Joconde déformée de 1964), rien non plus de ses avalanches de lumière suspendue des années 1990; ici rien que du carré, rien que du cadré, mais du cadré en torsion, de la droite tangente. Ici le carré noir sur fond blanc s’excède, s’échappe à angle droit (Négatif n°11, 1990), ou bien se rencogne en un temps (Négatif n°12, 1990) pour se croiser en un autre (Négatif n°12, 2011); bref, son blanc griffe et son noir zigzague aux cimaises (Négatif n°8, 2010), le trait sans maître martèle, en s’astreignant il s’outrepasse.
Car Morellet a l’espièglerie stricte et la géométrie rigoureuse, ses variations s’ordonnent. Les trois panneaux en relief néoné de la série «sous-prématisme» (2010) n’ont de malicieux que le titre. Au reste, ils sont blancs, secs, et dans la galerie de la rue Saint-André-des-Arts, ils chauffent bien trop.
Ils échauffent même les petits croquis de leur paternité, les crayonnages ésotériques et légiférant de Malevitch, trop vieux aujourd’hui pour supporter tant de crue lumière.
Ainsi du clou de l’exposition, le Quadrilatère noir de 1915, dont Morellet dit qu’il est un portrait, portrait moins émouvant en réalité par l’approximative sévérité de ses contours que par l’estompement de son blanc, par cet exsudat de céruse qui fuit de la toile comme du visage fatigué d’un vieux mime.
Le néon lui ne vieillit pas — il ronfle; c’est au début qu’il vacille; ensuite il brille méchamment, d’un éclat migraineux. Peut-être est-ce un effet des enseignes et des placards de rue, mais les néons installés ou agencés de Morellet retiennent l’œil lorsqu’ils sont à mi-sol, lorsqu’un suspens retient leurs glissades — fragilement.
Mais dès lors qu’ils signifient ils détonnent, ils rappellent leur géométrie d’usage, leur sempiternelle nouvelleté et leur incapacité à vieillir. Certes Morellet ouvre les carrés, joue des approximations, des contrastes et des répétitions, mais ses sculptures ou ses installations «veulent dire». Et c’est une chose bien étonnante que de voir comme sa géométrie ne s’abstrait pas, comme l’abstraction reste toute attachée, non pas tant à la géométrie elle-même qu’à la mimésis; comme elle cite la réalité et l’histoire de l’art et se vêt d’elles.
L’ennui, puisqu’il s’agit tout de même un peu de cela, n’est pas que Morellet désacralise l’art de Malevitch (car il n’est pas croyable qu’il y ait jamais eu de l’art sacré mais bien plutôt de l’art cru), non plus que Morellet revête, pour reprendre le titre de son installation de Chambéry en 1982, Le Fantôme de Malevitch, mais qu’il apparaisse lui-même en fantôme, hantant ses propres carrés.
Il y a, chez les vieux philosophes comme chez les vieux artistes, une tendance, une mode, une propension à se citer eux-mêmes comme s’ils avaient écrit auparavant, ou peint jadis, de saintes images et de saintes paroles, une façon en somme de s’esbaudir en se répétant qui, finalement, fait les célébrations mornes.
— François Morellet, Négatif n°8 (d’après π Strip-teasing 1=10° sur la pointe, 2005), 2010. Acrylique on canvas mounted on wood, neon tubes. 203 x 190 cm.
— François Morellet, Négatif n°10 (from Steel life n°14, 1990), 2010. Acrylic on wood, white neon tubes. 165 x 144 cm
— François Morellet, Négatif n°11 (from Steel life n°11, 1990), 2010. Acrylic on wood, white neon tubes. 165 x 176 cm
— Kazimir Malévitch, Quadrilatère noir, s.d. Huile sur toile. 17 x 24 cm. Collection privée
— François Morellet, Steel life n°12, 1990. Acrylic on canvas and flat iron. 101 x 201 cm. Panel: 100 x 100 cm