C’est un carnet de voyages comme Jean-Charles Hue en a livré d’autres. Il y a peu, il se frottait à la réalité de la vie dans le milieu gitan (L’Oeil de Fred, Y’a plus d’os). On le retrouve ici à Tijuana, cette ville mexicaine accrochée à la frontière américaine, le pendant un peu honteux de San Diego, située de l’autre côté.
C’est l’autre face de la Californie: une ville bardée de bidonvilles, plateforme de l’immigration irrégulière, du commerce illicite et de la marchandise au rabais. La violence au grand jour qui repousse et fascine. La mort et le sexe pour parachever le tableau.
Au milieu de ce tourbillon un peu affolant, Jean-Charles Hue filme des personnages engloutis dans cette trinité impossible, des personnages qui se débattent et pour certains tirent leur épingle du jeu.
Nul ne peut réellement déterminer où se situe l’intrigue, entre réalité et fiction. Et d’ailleurs peu importe. La caméra capte des situations qui ne mentent pas, pendant que Jean-Charles Hue tente en quelques traits de brosser des vies.
Le puissant Jorge Hank en route pour une nouvelle campagne électorale. Les disputes de David et Angela, un couple à la dérive. Les hallucinations sexuelles d’Yvòn, une jeune femme seule en plein questionnement. Un policier, occupé à chasser et tuer les chiens errants la nuit aux abords de la ville, comme il chasserait les clandestins.
Tijuana, Carne Viva est l’ensemble de ces films courts, tous concentrés sur ces personnages et ces situations. Certains d’entre eux se croisent comme les pièces d’un puzzle qui finissent par s’imbriquer. Et même si la plupart de ces portraits s’éparpillent, peignant au passage le visage sombre d’une ville pliée par l’affliction, ils se rejoignent autour de croyances séculaires, bien enfouis dans une fascination totale pour la mort.
Au cÅ“ur des récits, comme une citation permanente, Jean-Charles Hue glisse un couteau dont le manche a été sculpté dans l’os d’un chien. Un couteau parfaitement affuté qui va tour à tour exorciser les pulsions d’Yvòn, sauver la vie d’Angel lorsque celui-ci se retrouvera aux prises avec un pervers sexuel, communier avec les esprits dans la vie de David, servir d’attributs sexuels et politiques pour Jorge Hank (chez lui, les deux vont naturellement de pair) et finir par trancher la gorge d’autres chiens pour le policier, comme un étrange retour aux origines.
Pour chacun, le couteau sculpté est une transmission de la mort à la vie. Ou, pour être plus juste, une résurgence de la mort, comme une Vanité profondément viscérale. Une offrande animale au règne de l’humain.
Jean-Charles Hue filme ces personnages au plus près mais jamais complètement «dedans».
Dans la moiteur des chambres sales, celles qu’occupent à la dérobée David et Angel. Sur le podium des meetings du candidat Hank, aux côtés de cet homme qui érige le sang, la fratrie, la virilité en valeurs morales. Dans la cabine du pick-up de la police la nuit à la recherche de la bête errante. Sur les bas-côtés de la route, là où Yvòn vient fleurir les flancs de la dépouille d’un chien.
Jean-Charles Hue n’est qu’un témoin de passage, un étranger que chaque personnage semble vouloir tirer par la manche. Il sait pourtant rester au bord. D’où cette manière de filmer à la lisière, en retrait, mais sans jamais disparaître totalement de la scène. A la bonne distance des corps, matière principale du film. Muscles tendus, peau ferme, chair voluptueuse, poisseuse, molle, inerte.
Jean-Charles Hue filme les paradoxes de l’attraction physique, depuis le corps conquérant du chasseur au corps crispé du chassé. Cette position précise et constante fait toute la force de son travail. Et permet d’entrer dans toutes les histoires pour mieux admettre que toutes finalement déroulent le même récit, une ville en plein mirage qui cherche à travers l’au-delà sa possible rédemption.
Ce qui pourrait être le sens des photographies d’Ingrid Hernandez placées en contrepoint dans l’exposition: un entrepôt de Tijuana dont les murs ont été criblés de trous. En contre-jour, une constellation magnifique d’étoiles. Passé la vision, un champ de rafales de mitraillettes déchirant la tôle.
Liste des œuvres
Jean-Charles Hue
— David et Angela
, 2009
, HDV transféré sur DVD, master Blu-ray
6’02″.
— El puma, 2009, HDV transféré sur DVD, master Blu-ray 9’29’’.
— El perro negro, 2009, HDV transféré sur DVD, master Blu-ray 7’03’’.
— Yvòn, 2009, HDV transféré sur DVD, master Blu-ray 10’36’’.
— Angel, 2009, HDV transféré sur DVD, master Blu-ray 12’08’’.
— Pitbull Carnaval, 2006. HDV transféré sur DVD, master Blu-ray, 34’
— Parabellum girl, 2003. HDV transféré sur DVD, master Blu-ray, 5’
— Sunny Boy, 2003. HDV transféré sur DVD, master Blu-ray, 9’
— Quoi de neuf docteur, 2003. HDV transféré sur DVD, master Blu-ray, 8’50’’
— SS in Uruguay, 1999. Film 16-mm transféré sur DVD, master Blu-ray, 3’
— La flor al culo, 1999. Film 16-mm transféré sur DVD, master Blu-ray, 7’12’’
— Emilio, 2000. . Film 16-mm transféré sur DVD, master Blu-ray, 6’30’’
— Perdonami Mama, 2003. HDV transféré sur DVD, master Blu-ray, 7’30’’
— La BM du Seigneur, 2004. HDV transféré sur DVD, master Blu-ray,13’
— Y’a plus d’os, 2006. HDV transféré sur DVD, master Blu-ray.