Jean-Charles Hue
Tijuana, Carne Viva
Couper la viande c’est un art
«J’ai le sang pour tuer une vache mais pas un chien ! D’un geste rapide et sûr le boucher détache les couilles du taureau et redonne un coup d’affûtage sur la lame de mon couteau. Les deux gros œufs blancs rebondissent sur le sol rougi avant d’atterrir dare-dare entre les mains d’une jeunette. Elle porte un t-shirt rouge sur lequel est inscrit le nom de Jorge Hank, le maire de Tijuana, à qui elle s’empresse d’apporter les deux gourdes à semence, son plat préféré. C’est bon pour l’amour sexuel…
Ses dix-neuf enfants le prouvent. Jorge c’est mon pote, au moins pour toute la journée. Alors cette fois personne ira me miser. Tu veux pas que j’filme les taureaux morts ?! J’t’emmerde ! Aujourd’hui je suis avec Jorge Hank. Tu veux pas me laisser admirer les belles gambettes de la muchacha qui se dandine sur le pèse carcasse ?! J’temmerde ! Je suis un pote à Jorge Hank. Aujourd’hui y’a pas un morceau de viande qu’on peut me refuser dans tout Tijuana.
Dans le bus rouge de campagne pour devenir gouverneur, mon pote m’offre un verre de sa fameuse tequila fabriquée rien que pour lui à partir de scorpions, membres de lion, venin de serpent et sperme d’ours. Sa force vient de là et de son amour pour les animaux. Jorge fait aussi de drôles de rêves où il est, tout comme son gilet rouge, une superbe femelle caïman qui enfante des petits caïmans rouge. Jorge rêve d’enfanter, savoir ce que c’est que d’avoir le bidon tout rond et grouillant d’habitants. Il sait qu’il n’est pas ce monstre qui rougit les rues avec le sang des journalistes qui l’aiment pas. Il veut donner la vie, lui ! Alicia, l’assistante, avec sa poitrine rouge tendue, verse un autre verre de tequila que Jorge sirote tout en reluquant le désert de Basse Californie lorsqu’une affiche de campagne à son effigie crache sa belle couleur rouge sur le désert. «Quant je serai gouverneur de Basse Californie, tout sera comme à Tijuana… tout sera femelle… tout sera rouge…»
Ingrid Hernandez est une amie photographe qui vit et travaille à Tijuana. J’ai souhaité sa présence et celle de son travail lors de mon exposition à la galerie Michel Rein. J’ai souhaité y voir en particulier l’une de ses photographies: on y découvre un ciel étoilé dans lequel on souhaite se perdre, le ciel de Tijuana, cette ville qu’Ingrid aime tant, autant que l’on puisse aimer jusqu’au plus vilain de ses rejetons.
Puis partant de cette même voûte céleste nous pénétrons dans un lieu oublié où vivent parfois ceux qui ont chuté de ce même ciel. Les étoiles alors laissent la place à une myriade de trous percés dans les tôles comme autant de choses qui manquent, des petites fuites de vie où perce la lumière, à moins que ce ne soit une fois de plus l’histoire de cette ville qui ne s’écrive à coup de rafales de AK47. J’aime voir dans cette image tout Tijuana. Toutes ces vies incertaines qui oscillent entre un ciel auquel il faut croire pour mieux exorciser la violence qui s’attache à cette vie terrestre.». Jean-Charles Hue, Novembre 2009.
critique
Carne Viva