Carmela Uranga questionne le monde en ses limites et frontières. D’origine écossaise et argentine, l’artiste vit en Europe et possède un passeport américain. Cette identité plurielle peut être à la source de certaines œuvres comme une action de 1998 où Carmela Uranga tentait d’harmoniser son corps avec des piles de livres: insérée entre deux segments qui la reliaient au sol et au plafond, elle se transformait en cariatide. Des photographies témoignent de cette performance: Patrimoine culturel I et II, ou comment trouver son équilibre dans une culture qui, de fait, est toujours complexe.
Avec Point of View, une carte de la terre plastifiée, orientée de bas en haut, les noms de pays ayant été découpés et recollés à l’endroit, l’artiste nous livre une image du monde la tête en bas, un renversement cartographique qui invite à penser le déplacement du monde, notre vision du monde, mais aussi les manières de faire monde.
Réglage du jour est le titre donné à une série de trois petites boîtes lumineuses de quelques centimètres de profondeur. La lumière de chaque petit «tableau» provient du support et filtre à travers des ouvertures taillées dans la surface qui est photographique. Ainsi cette vue grise d’un passage douanier dans un aéroport désert : certaines vitres de la façade à l’arrière plan sont transformées en fenêtres de papier. Elles laissent venir un peu de lumière, comme les calendriers de l’Avent où chaque journée de la période liturgique s’ouvre sur une image mais garde le mystère.
L’Ordre des choses (2002) est une variante de l’installation du même titre réalisée en 1997, grâce à l’intégration du divan de la galerie. Au milieu de la salle se trouve en équilibre une table. Au-dessus de celle-ci, des papillons agglutinés sur une lampe forment un abat-jour en dentelle. L’éclairage enveloppe l’espace d’une lumière diffuse. Fixés à la table dans le plus grand désordre, assiettes, verres et couverts disparaissent presque sous la multitude d’ailes colorées qui se répand aussi sur le divan. L’un des pieds de la table repose en fait sur un petit moniteur. L’obliquité se retrouve sur l’image de celui-ci : le corps légèrement penché d’une femme debout dans une pièce vide, et l’inclinaison du sol qui la soutient.
Le passage des frontières n’est pas seulement géographique ou culturel, il touche à nos jardins les plus secrets. Etres de légèreté et de lumière, les papillons ont été taillés dans des photographies de famille ou d’amis, et accrochés au mobilier par de petites aiguilles. On peut croiser du regard un visage épinglé entre deux couverts. Qu’est-ce qui dans l’humain tient du papillon? Comment le papillon met-il en scène de l’humain? Cet espace n’est pas le lieu du séjour, ni celui du jardin. Il est celui d’une orientation. Il est le lieu du papillon pour l’humain. La lumière, celle des ailes qui portent objets, lieux, visages familiers. Elle est celle de l’affectif, celle du temps qui passe sur les gens qu’on fixe.
Carmela Uranga aime récupérer de vieux films super 8 mm sur le marché aux puces. Elle les retravaille par grattage et coloration, les mêlant aux siens. La galerie présente deux dispositifs. Constitué de courtes séquences montées en boucle, chaque film, opérant des passages entre le noir et blanc et la couleur, mais aussi des glissements entre les situations, construit un récit où les personnages sautillent au milieu de paysages instables. Surface de quelques centimètres, la petite image danse sur le mur. Avant sa projection à hauteur réduite, le film s’élève jusqu’au plafond, parcourt un segment horizontal, et revient non loin du sol. Les petits rectangles de lumière, auparavant, cheminent lentement dans l’obscurité. Le bruit du projecteur ajoute à l’intimité de l’espace qu’il couvre. C’est tout le dispositif qui fait œuvre, non seulement l’image, mais aussi la boucle de l’obscur qui nous englobe et nous renvoie à nos propres moments d’obscurité.
Vertu de la chambre noire qu’est le cinéma traversée par l’éclat de l’image. Lumière de rêve où la figure de King-Kong fait place à une mouche en gros plan qui avance sur une surface floue, où un homme saute en l’air sur le bord d’une falaise puis une femme, où la trace d’un baiser aux lèvres rouges sur l’image guide les pas d’un autre personnage… Secousses de la mémoire format carte postale.
Flirt, un film DVD couleur, retrace une performance de six semaines réalisée à Dachau en Allemagne. Grâce à un système de cordages, l’artiste avait suspendu une table dressée pour une personne, avec nappe blanche et couvert, ainsi qu’une chaise, au-dessus du lit d’une rivière. Lentement, les feuilles d’automne se sont déposées sur le tissu blanc jusqu’à ce que les meubles emportés par le courant partent à la dérive. L’espace d’un homme suspendu, l’absence d’un homme mise en scène. Dans ce lieu au passé si lourd, une telle action évoque le comment de l’endurance des corps et des âmes, en même temps que les frontières de notre mémoire.
Par de multiples glissements dans l’éphémère du monde, Carmela Uranga inquiète, sème le doute profondément, d’autant plus profondément que sa manière travaille la fragilité.
Lire l’article sur l’exposition de l’artiste chez Eriko Momotami
— Point of View, 2001. Carte du monde. 81 x 144 cm.
— Réglage du jour, 2001. Trois boîtes lumineuses avec tirages photographiques. L’une 40 x 26 x 3 cm, les deux autres 26 x 40 x 3 cm.
— L’ordre des choses II, 2002. Installation : table, photographies découpées, moniteur, vidéo Vhs 60’ en boucle.
— Patrimoine culturel I et II, 1998. Deux tirages photographiques sur aluminium de clichés réalisés par Brian Dick lors de la performance en avril 1998. 160 x 106 cm et 80 x 53 cm.
— Engadin, Suisse, 2000. Tirage photographique sur aluminium. 80 x 120 cm.
—Flirt, 2000. Film par Jürgen Hartmann de l’installation réalisée à Dachau. DVD 2’40.
— Installations sans titres, projections super 8 mm, films avec équipement.