semblables…
terriblement semblables…
qu’ensemble ils nous regardent…
L’un est un assassin, ou bien un innocent…
Ou bien «le voyou du jour» que Barbara chante avec la mansuétude due à sa «petite gueule d’amour, qu’a pas du tout l’air méchant, qu’a plutôt l’œil intéressant» et à laquelle elle accorderait bien son pardon…
…Si la photo est bonne
L’autre est d’encre et de papier, image des proies de la censure, tracée par Picasso.
Le regard du premier porte l’intensité placide du prisonnier; celui du second l’hallucination de l’artiste, l’œil de chouette qu’écarquillait Picasso devant l’objectif, l’œil de l’erreur aussi, de celui qui ne comprend pas ce que font là ces barreaux à obstruer ses yeux.
Egon Schiele avait ce dernier regard lorsqu’il passa vingt-quatre jours de l’année 1912 dans la prison de Neulengbach, en Basse-Autriche. Bien que répréhensible alors, le délit était bénin (exposition, dans son atelier, d’un dessin contraire aux bonnes mœurs) tandis que l’accusation, finalement diffamatoire, de détournement et viol de mineure justifiait la mise en geôle.
Schiele en conçut une amertume profonde. Il souffrit d’abord l’intrusion des brutes, puis la proximité des malfrats, les mois sans peindre ensuite. Il est resté de la prison quelques dessins, signés et portant mention des titres.
Dix ans plus tard, en 1922, alors que la grippe espagnole avait emporté le jeune artiste quatre ans plus tôt, son ami, le critique Arthur Roessler, fit paraître Egon Schiele en prison. Il n’existe aucun manuscrit de ce journal que Schiele n’a pas écrit. L’auteur véritable en est sans doute Roessler lui-même qui emprunte, à la première personne, la voix du défunt.
Tout hommage est trahison, mais perdure comme hommage tant qu’aux calomnies il substitue les mythes. Et la véhémence des accents de Roessler correspond bel et bien aux aigus des lignes de Schiele, aussi loyalement que la structure de sa lettre s’arque sur les titres des œuvres de prison.
L’artiste a peint un homme hirsute, hagard, son corps maigre enveloppé dans une couvrante — les cernes bleuis et le visage sans mains. «Entraver l’artiste est un crime — c’est tuer la vie dans l’œuf», a-t-il inscrit dans l’angle.
Le critique a écrit cette naïveté-là , la suffisance de cette candeur, son assurance péremptoire. Comme pour l’excuser, il lui a inventé des tourments: on refuse de communiquer à Schiele le motif de son arrestation, le procureur brûle l’un de ses dessins en séance… Mais l’égocentrisme par trop évident clôt le simili journal par cette injonction dérisoire: «Tout un chacun qui n’a pas souffert comme moi devra désormais avoir honte devant moi!»
«Être digne, c’est savoir qu’il est arrivé pire à meilleur que soi» dit un vers de Carlos Fuentes Lemus, et cette réplique est définitive de la part du peintre qui admirait si intensément Schiele qu’il imitait jusqu’au cartouche de sa signature.
Ce qu’évoque le récit de Schiele-Roessler, c’est l’image d’un artiste maudit qui réclame ses droits, d’un marginal qui refuse d’être confondu avec les parias. Eux ont fauté, eux sont punis, mais lui n’a fait que peindre et il ne peut concevoir qu’une nouvelle loi thébaine s’interpose et, en condamnant sa liberté d’artiste, le prive de sa liberté d’homme. Il est l’artiste, dans l’acception la plus romantique — la plus sacrée — du terme: son génie est son sauf-conduit et l’histoire son seul juge.
Cependant, si l’irruption, dans son atelier, de la société tout entière — appareillée de toute sa crasse et de toute son obséquiosité — violente son statut, il réaffirme en même temps celui de son art. Fût-ce pour les motifs erronés de l’étroitesse d’esprit, l’emprisonnement de Schiele met en évidence qu’on ne démonte pas impunément les fondements artistiques et les codes esthétiques d’une société; fût-ce négativement, la peine qu’il subit dévoile la capacité subversive des images qu’il produit.
On croit aujourd’hui que le fait que le capitalisme ait finalement accepté Schiele, et qu’il absorbera pareillement tous les Schiele qui viendront sans plus les rudoyer, est la preuve de sa maturité, ou de son machiavélisme, et on se lamente, sans rien comprendre, sur l’académisme de la provocation, et on croit que cela suffit à faire la preuve que les œuvres d’art n’ont plus aucun pouvoir sinon celui — pernicieux — d’alimenter le système qui d’elles se nourrit.
Mais la ruse véritable du capitalisme, ou de nos temps modernes si l’on préfère, c’est de faire croire que l’artiste est un illuminé, et que les visions que pour nous il crée sont de pures lucioles sur lesquelles il nous plaît aux temps chauds, à loisir, de s’esbaudir vaguement, les pieds dans la piscine, un jus dans la main et le mot «contemporain!» à la bouche. Considérer ainsi l’artiste en gentil fou et, conséquemment, le laisser libre de faire le sémaphore comme l’idiot du village, ce n’est rien d’autre que le mettre dans une autre prison, et de nous en bannir.
L’orange que peint Schiele, et devient, dans sa cellule et sur le papier, l’unique émanation de lumière dans l’espace, n’est pas un motif de décoration, et sa beauté n’est pas contradictoire mais participe de sa subversion parce qu’elle dit à la fois ce que peut devenir une orange aux yeux d’un détenu — de tous les détenus — et ce qu’est l’indignité morne d’un cachot — de tous les cachots.
Ici, dans les lieux du temps arrêté, ces lieux qui suspendent jusqu’aux menstruations des femmes, ici le captif a figuré deux chaises vides, grossières, d’un bois irrégulier comme est irrégulière l’aquarelle et infini le trait du peintre, deux chaises seulement où pend un chiffon noir, et en bas Egon Schiele a écrit: «L’Art ne peut pas être moderne — l’Art est de toute éternité».
Egon Schiele en prison, notes et dessins publiés par Arthur Roessler. Ed. La fosse aux ours, Lyon, 2000 [1922].