Matthew Darbyshire
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«Il faut plus que voir pour que les choses deviennent visibles», écrit T. J. Clark au début de L’Absolu bourgeois, publié en 1973. Cette formule hantera son œuvre et finira par former le noyau structurel du livre Le Spectacle de la mort: Une expérimentation d’écriture sur l’art. Le Spectacle de la mort est consacré au regard, à la réflexion sur le regard et au fait d’écrire sur cette réflexion. Clark regarde obstinément deux huiles sur toile de Nicolas Poussin, s’efforçant d’une part de les appréhender parfaitement et d’autre part de verbaliser son expérience, ce qui rend le livre encore plus fascinant. Il écrit: «Il existe un mot et un concept s’insinuant ici, ayant à faire avec le point de rencontre entre l’intellectuel et le manuel, ou le conceptuel et le matériel, mais pour l’instant ils m’échappent.»
Le Spectacle de la mort, dans son étude opiniâtre de deux toiles classiques, se conçoit comme une exploration d’un mode de vision qui en fait peut aussi se référer au régime de l’image contemporaine et de ses effets. Qu’est-ce que ça veut dire de regarder, aujourd’hui, des peintures à l’huile du XVIIe siècle? Comment les nouvelles technologies de production d’objet et de communication par l’image structurent-elles l’expérience du regard? Est-il encore possible de faire l’expérience de la subjectivité dans l’acte de regarder? Un symbole peut-il encore être efficace? La façon dont nous voyons les objets soulève la question de comment nous utilisons ces objets mais aussi de comment nous nous autorisons d’être utilisés par eux.
Matthieu Darbyshire examine la question fondamentale du statut de l’objet et de sa charge symbolique ou politique. Matthieu Darbyshire s’interroge sur l’objet archétypique, dans sa relation au domestique (Blades House, Gasworks, Londres 2007 et Showhome, Collection Zabladowicz, Londres 2012), au commerce (IP, Hoog Catharijne, Utrecht 2013 et Everything Everywhere, Projets Frieze, Londres 2011), à l’espace architectural ou social (Funhouse, Galerie Hayward, Londres 2007 et Palac, Tate Triennale, Tate Britain, 2008) ou au muséologique (Oak Effect, le Shipley, Gateshead et Collection Matthew Darbyshire et W.H. Ismay, Galerie Hepworth, Wakefield 2013).
Ces derniers temps, son attention s’est davantage portée sur l’objet en tant qu’image, ainsi que sur l’image en tant qu’objet. En conséquence, son travail semble s’être déplacé de grandes installations, conçues comme des environnements visuels et sociaux cohérents, pour explorer des éléments sculpturaux davantage autonomes (cependant toujours intégrés dans des agencements et des regroupements soigneusement conçus) et à leur symbolisme.
Dans «Ideal Standards», une exposition de trois artistes au Musée GAM de Turin en 2013, Matthieu Darbyshire avait sélectionné quatre œuvres classiques de la collection permanente du musée qu’il considère comme symbolisant des clichés sculpturaux (l’abstrait, l’héraldique, l’érotique, le phallique). Il a ensuite fait réinterpréter ces quatre œuvres faites d’aluminium, de marbre et de bronze, sous la forme de sculptures en polystyrène blanc pur, par quatre graphistes 3D différents, chacun d’entre eux ayant utilisé des techniques numériques alternatives de pointe.
Les œuvres ainsi obtenues, exposées sur des structures géométriques en bois artificiel fabriquées à partir d’objets modernes tels que des tables basses, des bureaux ou des étagères, paraissaient à la fois résolues et déformées, lourdes et légères, comme en train de fondre, de muter et comme déplacées. La transformation qu’elles avaient connue avait modifié leur aspect formel (elles n’étaient pas de simples copies) et, plus important encore, le changement radical de matériaux, de processus de production et d’exposition altéraient radicalement la charge symbolique des sculptures, forçant le spectateur à reconsidérer la tension fondamentale de la relation sujet-objet. Ce changement soulignait également la déréliction contemporaine des symboles classiques, qui de signifiants puissants sont devenus des signifiés disponibles, comme une iconographie ready-made offertes aux stratégies marketing et capitalistes.
Le nouvel ensemble de six sculptures présentées conjointement à la galerie Jousse Entreprise et au Palais des Beaux-Arts à Paris, examine plus avant ces questions, ainsi que les dualités individualisation/normalisation, subjectivité/objectivité, visibilité/invisibilité et perception/conception. Chaque sculpture utilise des modèles 3D d’objets génériques que Matthieu Darbyshire sélectionne auprès de fournisseurs de médias numériques sur Internet, sans autre attention particulière à leur qualité que leur design standard et la valeur symbolique qu’ils incarnent pour l’homme.
Chacun des ces objets est ensuite réalisé dans le même polycarbonate bon marché; chacun est fabriqué exactement selon le même processus de production; chacun utilise la même coloration immédiatement reconnaissable obtenue à l’aide de l’échelle des huit couleurs de teinte/saturation de Photoshop et chacun est mis à l’échelle pour que sa masse corresponde à celle d’un être humain moyen. Toutefois, aucune de ces sculptures n’est produite industriellement, comme on pourrait s’y attendre; elles sont dessinées, coupées et assemblées à la main par Matthew Darbyshire lui-même, dans son atelier.
La Nouvelle esthétique est une notion qui a émergé il y a quelques années dans le cadre d’un projet de recherche en ligne de l’artiste et écrivain James Bridle, suite aux débats post-Internet. Alors que les sculptures de Matthieu Darbyshire reflètent clairement ce que Bridle décrit comme la «matérialisation de ce qui a été/est le plus communément purement numérique — une réalisation de l’immatérialité en tant que réalité physique», en particulier par l’emprunt du nuancier Photoshop ou d’images d’objets génériques à partir de stocks d’image en ligne, elles vont au-delà de ce qui a pu être jugé trop systématique dans l’approche de la Nouvelle esthétique.
Le retour à la matérialité qui caractérise les œuvres récentes de Matthew Darbyshire fonctionne à la fois à travers l’objectivation de la technologie pure et abstraite (des processus et des matériaux de production spécialisés numériques ou générés par ordinateur) et à travers la subjectivation de l’iconographie standardisée (pervertie par des techniques traditionnelles et artisanales). Un hiatus opéré dans le processus — les œuvres sont à la fois dépersonnalisées et hantées par leur créateur. Elles sont hantées via les imperfections et les erreurs inhérentes à leur production artisanale, dans le rendu du dessin et les aspérités de la fabrication. Ces imperfections questionnent et déconstruisent les normes de production et de diffusion de masse des objets et des images.
Dans sa conclusion de l’ouvrage Informe — Un guide de l’utilisateur, Rosalind Krauss emprunte à Georges Bataille la notion de déplacement compris comme un système déviant qui explore les limites de l’objet, du faisable et de l’hybride. Le déplacement est une forme valable de refus des catégories, des taxonomies et des limites entre haut et bas, horizontalité et verticalité, objet et sujet, virtuel et réel, passé et présent, ignorance et connaissance, activité et passivité, singularité et normalisation. Le déplacement fonctionne en forçant deux extrêmes ou deux processus opposés à cohabiter, annulant les oppositions sur lesquelles se fonde la pensée moderne catégorique (forme vs contenu, forme vs matière, intérieur vs extérieur, etc.)
Le déplacement, selon Bataille puis Krauss, propose une exploration des limites de l’objet dans sa relation au sujet. Les sculptures de Matthew Darbyshire sont des archétypes de déplacement, pris entre un objet et la représentation de cet objet, entre la symbolisation inévitable de toute perception humaine et la désymbolisation irrémédiable que produit l’image numérique. Ce faisant, à l’instar du livre de T. J. Clark, les œuvres de Matthew Darbyshire soulèvent une question similaire: comment une subjectivité peut-elle encore fonctionner avec des symboles vidés?
Vincent Honoré