Interview réalisée par Anne-Lou Vicente
Anne-Lou Vicente: En tant que jeune artiste «émergente», comment te positionnes-tu dans le champ de la création contemporaine?
Camille Henrot: Pour l’instant, je ne cherche pas vraiment à me «positionner» car je ne voudrais pas que cela m’empêche d’avancer librement. Cependant, on peut dire que le dessin est à la base de mon travail, c’est pour cela que j’ai participé en 2005 aux expositions «I Still Believe in Miracles» au Musée d’Art moderne et «J’en rêve» à la Fondation Cartier, aux côtés d’autres jeunes artistes qui utilisent le dessin et ont une démarche influencée autant par l’histoire de l’art que par la culture populaire, celle de la bande dessinée, du dessin animé ou de la musique.
Les expositions collectives, la plupart du temps organisées selon un thème, un genre, influencent forcément le regard du spectateur sur les œuvres…
Oui, l’idéal serait qu’une œuvre ne soit pas toujours utilisée pour illustrer le même propos mais qu’elle puisse participer à des argumentations très différentes. De même, il est parfois nécessaire de replacer les œuvres dans leur contexte original. A l’exposition «J’en rêve» à la Fondation Cartier, je présentais Hey Bonus !, un vidéo-clip conçu pour le groupe Octet. On en a souvent parlé en oubliant de préciser que c’était un vidéo-clip. Or cela a toute son importance: c’est parce que c’est un vidéo-clip que le film fait trois minutes, que les images «collent» au son, que les plans font en moyenne trois secondes…
Le clip place le spectateur dans une position contemplative, détaché du souci de vraisemblance ou de narration.
Lors de mon exposition «Room Movies» à la galerie Dominique Fiat en 2005, le film Deep Inside inversait le concept du vidéo-clip: j’ai demandé à Benjamin Morando du groupe Octet pour qui j’avais réalisé Hey bonus! de composer une chanson pour le film. Je voulais inciter le spectateur à se situer différemment face a une œuvre vidéo: il fallait qu’il sorte de la dialectique divertissement ou démonstration. Il me semble que le public, qu’il soit averti ou non, appréhende de manière plus fraîche les installations, la peinture ou la sculpture que la vidéo.
La vidéo est très médiatisée mais elle n’est pas encore très populaire. Un certain public semble encore craindre ce médium qui peut s’avérer particulièrement hermétique …
Je pense que cela vient essentiellement du fait que la perception du spectateur est conditionnée par la télévision et le cinéma. Le «grand public» est habitué à une relation à l’image animée fondée sur le plaisir et le «public averti» aspire trop souvent à un bénéfice intellectuel, une compréhension qui doit être formulée par des mots alors que le propre du film est justement d’être un langage en soi. Ces deux comportements que je caricature ici finissent par revenir au même: une lecture faussée de l’image animée.
On retrouve ce problème avec la production musicale: le fossé s’ accentue entre la musique «commerciale» et celle dite «contemporaine» ou «pointue». Le contexte de diffusion et le ciblage du public a construit un système où la création musicale a du mal à se faire entendre, et donc à survivre.
Cette séparation est une réalité inévitable mais problématique si elle est exclusive et ne laisse pas de place à la diversité. Elle conduit alors à un appauvrissement dans tous les domaines de création, quand le succès vient surtout de la capacité de chacun à cerner un public, à rester dans son camp. C’est une réalité que j’essaie de contourner dans mon travail.
Ton travail apparaît comme une mise en abîme de la création et de la fiction…
Oui, je m’en rends compte au fur et à mesure. Le rapport entre l’œuvre et le public, son contexte, la transformation de l’œuvre par la perception du spectateur sont récurrents dans mon travail.
Tu as recours à des procédés simples, artisanaux, comme le dessin ou le grattage sur pellicule, qui contrastent fortement avec le caractère industriel du cinéma.
Ce ne sont pas des procédés nouveaux, ils appartiennent à l’histoire du cinéma expérimental des années 50-60. Mais ce sont des techniques d’animation classiques au même titre que la pixellisation, le papier découpé… J’ai choisi le travail sur pellicule pour certains de mes films (Deep Inside, Courage mon amour…) parce qu’il a la particularité d’être complètement artisanal, économique et qu’il n’autorise pas la rectification.
L’enjeu de ces films n’est pas le processus technique, mais plutôt la relation entre cette intervention et le film utilisé: il fallait que s’opèrent des aller-retour avec le sens du film initial. Dans Dying Living Woman, qui utilise le film La Nuit des morts-vivants, le personnage principal est effacé de la pellicule, mais cette intervention n’agit pas de la même manière selon les situations: parfois encore plus humain, plus pathétique, il semble aussi capable de renverser la situation et de menacer les morts-vivants. Il devient une source de lumière blanchâtre en fuite perpétuelle, l’image de quelque chose qui n’est plus là … concentrant ainsi tous les archétypes du fantôme.
Le film Scope accomplit cela de la manière la plus évidente: le film en «enlève plein la vue» — en référence au slogan «Gimme more !» vantant l’intérêt du format CinémaScope. Le film original est une bande annonce de péplum, condensant en très peu de temps situations dramatiques, passionnelles et épiques. Au son d’un long sifflement de plus en plus strident, l’image se rétrécit latéralement jusqu’à n’être plus qu’un fil.
Deep Inside, triste dessin animé dessiné sur un film pornographique, place toujours le spectateur en position de voyeur. Les images porno ne sont alors visibles qu’en regardant à travers les formes dessinées, un peu comme l’on regarde à travers une serrure. Cela a permis de rendre plusieurs lectures possibles: celle du film original, celle du dessin animé peint par-dessus et enfin celle de ces deux images additionnées.
Le point commun entre tous ces films est d’enlever, de soustraire au regard. Mais cette opération de soustraction a pour but de multiplier les lectures possibles de l’image.
Comment en es-tu venue à utiliser le cinéma comme matériau de prédilection de ton travail artistique?
J’ai étudié le cinéma d’animation, qui est un parent pauvre et marginal du cinéma. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe autour du cinéma. C’est un art particulier du fait qu’il soit très récent et qu’il constitue à la fois un art et une industrie. L’autre chose qui me fascine avec le cinéma est la manière dont il a influencé notre gestuelle: on n’embrasse plus de la même manière depuis l’invention du cinéma. Le cinéma, c’est vraiment la pénétration de la fiction dans le réel.
Peux-tu nous parler de ton exposition au Jeu de paume qui a eu lieu peu de temps après ta première exposition personnelle chez Dominique Fiat?
Les trois pièces présentées — Le Grand Troupeau, Persistance rétinienne et Courage mon amour ! — ont été produites simultanément grâce à l’ Atelier du Jeu de paume, un programme qui vise à aider et exposer de jeunes artistes. Ces trois œuvres s’inspirent du conte de Grimm Raiponce. Enfermée au sommet d’une tour depuis son enfance par une sorcière, Raiponce utilise sa très longue tresse comme une corde pour faire monter le prince qui, charmé par sa voix, est arrivé jusqu’à elle. Dans le conte, la chevelure est utilisée comme «moyen de transport». Vecteur du lien amoureux, son rôle m’a fait penser à ce qu’est le cinéma et plus précisément son support, la pellicule.
L’aspect filiforme et souple des cheveux et leur statut de medium en font des «véhicules». Et ce tant d’un point de vue matériel (ils véhiculent un contenu: le code génétique, les images) que d’un point de vue symbolique (le transport amoureux, l’imaginaire).
Le vocabulaire du cinéma confirme ce rapprochement: lorsque la pellicule est emmêlée, on dit qu’elle forme une perruque…
Ce projet est une évocation personnelle du cinéma: une série d’images fixes organisées en flux qui les anime, leur conférant ainsi une puissance magique qui dévore le temps.
La mèche de cheveu, comme gage d’amour éternel, tente de réconcilier vivant et infini et affirme l’idée que l’amour est plus fort que la mort. Soigner l’angoisse du temps et de la disparition, c’est également le projet du cinéma et de la photographie.
Quels sont tes projets en cours?
Je prépare actuellement un projet pour la Nuit blanche 2006 qui est en relation étroite avec l’idée, déjà esquissée avec les «Room Movies», de confronter culture de masse et perception individuelle. Il s’agit d’une tentative de retournement du trajet de transformation entre l’unique et le pluriel, le souvenir et l’oubli, que réalise la musique populaire. Karaoké Choral est, comme son nom l’indique, un grand karaoké où les gens peuvent chanter en chœur. A l’opposé du principe du karaoké classique, les paroles ne sont pas écrites. Une vidéo projetée sur grand écran montre une bouche: il faut tenter de lire sur ses lèvres et finalement, faire appel à sa mémoire. Au final, la chanson que l’on entendra ne sera pas la chanson originale mais la trace confuse et incomplète que les gens ont gardé de cette chanson. C’est quelque chose d’assez empirique et c’est pour cela que les micros ne sont pas alignés comme sur une scène, mais disposés en forêt devant l’écran, pour que la démarche de chanter ne soit pas animée par le désir de capter l’attention.
The Minimum of Life, que je présente au Centre pour l’image contemporaine de Genève dans le cadre de l’exposition «Version animée 2006», est une installation composée en deux parties. Un film est projeté sur un plan incliné et la bande image de ce même film est déroulée et accrochée au mur. Une musique industrielle brutale scande le glissement vertical de formes évolutives qui évoquent des amibes, créatures informes en constante mutation.
Avec cette installation, je m’intéresse plus précisément au défilement dans le dispositif cinématographique (projecteur/caméra) et à sa ressemblance avec l’appareil perceptif. A travers le détournement de l’esthétique scientifique, le projet offre l’image d’un état de conscience primitif qui précéderait la forme, précédant l’étape de la formulation. Ici, le rythme (au sens dans lequel l’utilise Roland Barthes) s’oppose au schéma. Le résultat est à la fois comique et effrayant.