Ton travail est très riche d’un point de vue anthropologique. Tu fais souvent référence à des cultures exotiques ou parfois à des cultes anciens assez peu connus. D’où vient cet intérêt pour les sciences humaines?
Camille Henrot. C’est arrivé complètement par hasard. J’ai commencé par lire La pensée sauvage de Lévi-Strauss et je me suis sentie très inspirée à la fois parce que je n’étais pas toujours d’accord, à la fois parce que j’étais souvent d’accord. Et en plus j’étais impressionnée par la manière d’écrire de Lévi-Strauss, de vouloir tout mettre en une seule phrase et de manière précise. C’est ce livre qui a déclenché d’autres lectures liées à l’anthropologie, Franz Boas, Marilyn Strathern, Margaret Mead, et aux relations entre l’anthropologie et le féminisme. Je déteste que l’on pense que le genre influence le travail, mais c’est vrai que les femmes ont un rapport à l’altérité qui est différent parce que, même si elles sont une majorité, elles sont toujours considérées comme une minorité. Peut-être que mon intérêt pour l’exotisme, l’extérieur vient de là d’ailleurs…
Tu lis beaucoup donc… Généralement, tu extrais une information d’une de ces lectures ou d’un voyage pour en faire un objet artistique. Est-ce une méthodologie de travail?
Camille Henrot. Il faudrait que je réponde en parlant de la manière dont le film et les voyages s’articulent… En général je pars en voyage parce que j’ai envie de tourner un film quelque part, et pendant que je travaille sur le film je pense à d’autres choses, je pense à des objets. Et je me rends compte que ça m’épuise de faire un film, que c’est trop compliqué, que ça demande trop d’organisation, que ça génère trop de conflits et de négociations, et c’est à ce moment que je rêve de sculptures, d’objets… que je rêve de ma vie d’atelier.
Mais pour chaque projet c’est différent. L’Inde par exemple, c’était une commande, et la commande a créé une sorte d’angoisse de comment répondre à la commande, qu’est-ce que ça signifie qu’on me le demande à moi, et aussi qu’est-ce que ça signifie de partir sous ordre d’une institution gouvernementale française (Centre Pompidou) dans un pays qui a été colonisé. Ça a généré un tas de questions…
Pour l’Egypte, c’était encore différent. J’avais déjà fait un voyage là -bas que je n’avais pas aimé, d’ailleurs souvent je pars de choses qui me dérangent…. En Egypte j’avais été gêné par l’exploitation commerciale des touristes, l’agressivité, la manière dont le pays était sous tension… Ça m’avait dérangé et en même temps intéressé d’un point de vue esthétique à cause du cliché de la pyramide. Et je me suis rappelée cette bande de chiens errants sur le site des pyramides de Saqqarah et j’ai trouvé intéressant de travailler sur cette idée de la bande, la bande des touristes, la bande des chiens, l’idée du passé comme un habitat.
A l’époque je lisais Aloïs Riegl (Le Culte moderne des monuments) et Françoise Choay (Le Patrimoine en questions). Et je pensais à la manière dont le passé devient un espace inhabitable, qui rejette la vie parce qu’il est inhabitable, et à ces chiens errants qui habitent un site historique et ont finalement l’art de lui appartenir. Le lieu a également l’art de leur appartenir d’ailleurs. Il y avait aussi évidemment le fait que ce soit des chiens, le chien de garde, Anubis, le dieu de la mort, la pyramide est un tombeau, tous ces éléments assez prosaïques et mythologiques s’articulaient d’une manière que je trouvais intéressante.
Pour le Vanuatu… je crois que j’avais très envie d’aller là -bas car c’était très loin. Une amie y était née et m’en avait parlé avec beaucoup d’émotion. Et en cherchant sur internet je suis tombée sur des images de ce saut, le rituel du N’gol et j’ai tout de suite pensé à Yves Klein. A l’époque j’étais déjà un peu sous l’influence du Japon, du zen. Coupé Décalé est ainsi un film avec un nom qui vient d’un mouvement de danse ivoirien, tourné au Vanuatu et inspiré par le zen!
Il n’y a jamais une seule raison pour laquelle les choses arrivent, mais plusieurs raisons, un livre et puis une rencontre, une conversation avec quelqu’un ou la visite d’une exposition, un film… Je n’ai donc pas de méthode, je suis même plutôt quelqu’un qui crée du chaos. J’envie beaucoup les artistes qui sont systématiques et qui se répètent parce que je vois bien que le système crée une figure d’autorité mais je me sens trop l’envie de détruire les systèmes pour en créer un.
Quelles sont tes sources littéraires et philosophiques?
Camille Henrot. C’est difficile car ça change tout le temps. Au moment où je travaillais sur la pièce des ikebana, j’aimais particulièrement les livres qui étaient à la frontière entre l’anthropologie et la littérature, Michel Leiris, en particulier l’Afrique fantôme, et Marcel Griaule, Les Flambeurs d’hommes. Et puis j’aime le mélange entre l’anthropologie et la philosophie comme par exemple Métaphysique cannibale d’Eduardo Viveiros de Castro. Et en littérature, c’est très banal! Je relis Proust en permanence. Je n’arriverais pas à dire en quoi ça influence mon travail, mais ce qui est sûr c’est que c’est une lecture qui me réconforte énormément, comme une sorte d’amitié.
Les mythologies te servent donc souvent de points de départ pour souligner le danger des normes. L’anormal, l’étrange, l’exotique te passionnent et te permettent d’aborder la question de l’Autre…
Camille Henrot. L’altérité… Fondamentalement c’est une question qui reste tout le temps problématique et on est à peu près sûr chaque fois qu’on essaie de se pencher dessus de commettre des erreurs. C’est aussi pour ça que c’est un sujet intéressant. C’est vraiment le problème insoluble. Le concept même d’altérité est problématique, le mot même «autre» est remis en question aujourd’hui.
Ça ne devient plus possible d’utiliser ces mots, d’utiliser ces concepts sans se retrouver poussé sur des pentes où l’on a pas envie d’aller. Ce sont des questions épineuses parce qu’il y a plein de souffrance derrière ça. Derrière le concept d’altérité, ce sont des années de mépris et de privation des droits… Le concept d’exotisme est un peu différent et j’aime bien la manière dont ils se relient, parce que d’une certaine façon l’exotisme est la version grotesque et même coupable du fantasme de l’autre. La danseuse exotique par exemple c’est d’abord une femme qui danse seins nus, c’est la projection d’un fantasme lubrique de l’homme blanc sur la femme exotique. D’ailleurs la dernière série de dessins que j’ai faite et qui s’appelle Tropic of love est inspirée par le rôle que joue la danseuse polynésienne dans l’imaginaire occidental. Et comment s’opère avec ce fantasme un tournant qui n’est pas seulement un tournant de libération pour les femmes, car il n’y aurait peut-être jamais eu de bikini sans danseuse exotique, mais aussi un tournant pour les hommes. Au Palais de Tokyo, pour l’exposition «Nouvelles Vagues», il y aura une série de dessins inspirés par ces thématiques avec des photos que j’ai collectionnées sur eBay de militaires américains habillés en danseuses exotiques.
Et la question de la norme, du décalage…
Camille Henrot. En réfléchissant à la fois à l’ailleurs et à l’altérité, on se rend compte que la seule manière efficace de s’exprimer c’est de s’exprimer sur l’ordre et sur la classification. Viveiros de Castro dans Métaphysique cannibale écrit qu’aujourd’hui nous sommes dans une situation où l’autre n’est plus tout à fait l’autre, et soi n’est plus tout à fait soi, en expliquant que ce concept d’altérité, construit par l’anthropologie, devait être totalement remis en question.
On retrouve aussi dans tes derniers travaux le thème de la guérison, je pense aux sculptures massées, mais aussi à l’ikebana qui «console l’âme», ou encore de manière décalée au yoga de ta série Légendes dorées. L’art peut-il, selon toi, apaiser les maux?
Camille Henrot. C’est vrai que le moment où la médecine et l’art étaient des pratiques intrinsèquement liées, notamment à travers la figure du chaman, est une chose très attirante. Penser que dans la société l’artiste et le guérisseur étaient la même personne, c’est assez excitant! J’ai une grande lassitude ou exaspération pour cette figure de l’artiste romantique qui se pose dans une sorte d’idée de la rébellion mais qui en fait sert à soutenir le système en incarnant une fausse rébellion totalement intégrée dans ce système.
Ça me dérange et je ne vois pas en quoi ça aide la société. Cela tue dans l’embryon les capacités de révoltes en faisant croire qu’elles sont prises en charge par certaines personnes alors que les œuvres en question entrent dans les collections d’Etat, des musées et servent à la spéculation sur le marché de l’art. On voit mal comment elles pourraient avec sincérité se conformer à leurs idéaux. Mais bien entendu on ne va pas tous se mettre à faire de l’art bourgeois non plus. Il y a donc une ambivalence. C’est intéressant de se demander ce que représente une œuvre en tant qu’objet, ce nouvel objet qui vient au monde quelle doit être sa fonction?
En parlant d’objet, tu évoques souvent ton obsession de la collection, ton besoin de fouiner sur le net, de chercher des objets qui ont une histoire à raconter, qui sont plus qu’un simple matériau… Quel rapport entretiens-tu avec eux?
Camille Henrot. D’abord si je vois un objet qui me plaît et que je ne peux pas l’acheter je vais avoir envie de faire quelque chose qui lui ressemble. Et c’est vrai que j’aime beaucoup eBay. Je l’ai adopté de manière addictive! Avant eBay, je m’étais déjà abonné à plein de magazines de ventes aux enchères parce que j’aime la manière dont ces objets apparaissent et disparaissent en fonction de l’offre et de la demande. Il y a beaucoup d’artistes qui sont gênés qu’une œuvre soit un objet et donc soit à vendre, mais moi j’aime assez que mes œuvres soient des objets. Pour moi, la différence entre un objet, un chat et un être humain n’est pas aussi fondamentale qu’elle pourrait l’être pour d’autres. Je pense aux objets d’une façon assez animiste. Une tasse peut avoir une personnalité, un vase peut incarner une personne, une figure intellectuelle par exemple, une durite de voiture incarner l’âme d’un animal sauvage. J’aime assez cette idée que les objets soient investis d’une pensée ou d’une émotion.
L’ensemble de ton œuvre est extrêmement polymorphe, tu dessines, graves, sculptes, fais des vidéos, imagines des installations, réalises des collages… Tu sembles particulièrement aimer découvrir de nouvelles techniques.
Camille Henrot. J’aime bien en effet la gravure et la céramique parce que j’aime en général tout ce qui représente une sorte de défi technique, de savoir faire. J’aime avoir un rapport au défi, à la souffrance, à l’objet contondant. Ma mère est graveur, j’ai donc appris la gravure assez tôt et tout de suite j’étais amusée par toutes ces étapes: l’acide, brûler, faire des réserves, l’aquatinte, la cire, etc. Toute cette dimension alchimiste… La céramique est également fascinante car les productions vivent pendant des siècles, et c’est tellement simple, de la terre et du feu et puis il y a la dimension mythologique, que Bachelard a si bien traitée dans La Terre ou les rêverie de la volonté.
Venons-en à tes projets. Tes prochaines expositions en 2013 et 2014 seront majoritairement américaines. Est-ce que le fait de t’être installée aux USA change ta manière de penser l’art et te donne des envies nouvelles?
Camille Henrot. Oui, maintenant j’ai envie de faire de la peinture ! Le rapport à la peinture est complètement déculpabilisé aux Etats-Unis. En France on a un problème avec la peinture. Dans les galeries de New-York il y a au contraire des peintures vraiment intéressantes et ça m’a donné envie d’essayer d’en faire. Aux Etats-Unis il y a plus de liberté dans la manière dont l’histoire de l’art est manipulée, il y a peut-être aussi plus de sincérité, moins d’ironie et la sincérité est une qualité en art. On est aussi beaucoup plus confronté là -bas aux effets de mode, à la passion pour la nouveauté, avec une ouverture permanente à ce qui arrive, à ce qui est nouveau, avec plus de vision mais aussi à ses côtés négatifs, trop opportunistes, trop amnésiques.