En espagnol, caliente veut dire chaud. Si l’on était méchant et abrupte, on pourrait qualifier l’exposition «Caliente» du colombien Ivan Argote de réchauffée. Mais on aurait tort. Car même si beaucoup de ses pièces rappellent des œuvres des années 1990, un tel raccourci serait un mauvais procès à ce jeune artiste de vingt-sept ans. Evoquer le plagiat serait une offense. Ses filiations avec Closky sont évidentes et assumées. Le prix Marcel Duchamp, qui fut son professeur, accumulateur de prospectus ne renierait pas cette fabuleuse horloge, Time is Money (2007), qui égrène les secondes au rythme d’une caisse enregistreuse. Les heures et les minutes sont remplacées par des billets et la trotteuse à quartz accumule les pièces. Le tout est visible sur un écran d’ordinateur. Cette installation numérique, comble de l’ingéniosité, indique même l’heure exacte. Closky en 1993 classait les objets de 1 à 1000 francs et réactualisait la pièce lors du passage à l’euro. Argote range le temps en le monétisant.
«Caliente» a les qualités et les défauts d’une exposition d’un jeune artiste. La fraîcheur et la vitalité sont présentes. De l’autre côté, la proximité d’œuvres passées peut agacer, si l’on a un peu de mémoire. Juger la qualité et la spécificité de ce travail est la seule chose qui compte aujourd’hui. L’indulgence doit également motiver cette approche critique.
Ce que propose Argote ressemble énormément aux Actions-peu (1993-1997) de Boris Achour. Tous les deux interviennent dans l’espace urbain avec des moyens pauvres. Leur atelier à ciel ouvert s’offre les services de ce qu’ils trouvent. L’artiste colombien mise davantage sur la participation volontaire ou non des passants. Coïncidence étonnante, c’est au même âge que l’artiste français commençait cette série remarquable. Le parisien, influencé par Pierrick Sorin, filmait avec les moyens du bord, à l’opposé de toute virtuosité. La caméra vidéo reposait plus sur les bases du film familial que du cinéma expérimental. L’originalité de ces deux artistes, il y a vingt ans et aujourd’hui, est l’expérimentation de la caméra subjective. Boris Achour marchait dans Paris et jettait des cotillons sur les piétions, Ivan Argote entre dans un bus et filme le conducteur et les passagers en nous faisant croire qu’il s’agit des membres de sa famille (We are all in the bus, 2009).
Voir l’aspect uniquement humoristique des vidéos serait une erreur. Derrière des films qui vont de douze secondes à dix minutes, se cachent un dispositif filmique complexe, une technique redoutable et une très grande acuité. Le tournage dans les transports en commun, dans les musées et sur les grands boulevards nécessite rapidité et efficacité. Le mode opératoire retenu est le cadrage subjectif sur trépied ou à main levé.
Cette façon de procéder renoue avec les expérimentations de Vito Acconci. Open Book (1974) misait sur le gros plan. Pendant les dix minutes du plan séquence, la bouche de l’artiste psalmodiait en anglais des paroles difficiles à comprendre. Dans Altruisme, entre la station de métro Pigalle et Abbesses, Ivan Argote se livre à un lap dance buccale. Il suce et lèche la barre métallique verticale du wagon devant les voyageurs qui le remarquent à peine. L’érotisme de la scène est réel. La pantomime de la fellation est évidente et provocante. Elle est renforcée par son déroulement en public. L’homosexualité latente est aussi forte que celle du Chant d’amour, le film de Jean Genet tourné en 1950. L’écrivain réalisateur symbolisait l’éjaculation entre deux prisonniers par une bouffée de cigarette, soufflée par le trou du mur séparant les deux cellules. La cigarette du condamné à mort se transformait en pipe derrière les barreaux. La vidéo tournée dans la bouche de métro transforme le lap dance en lip dance.
La spécificité du travail se trouve dans les manières de filmer et de diffuser les œuvres grâce au procédé de la boucle. L’autre attrait du travail du jeune plasticien réside dans la participation qu’il attend du public. Caméra au poing, il transforme les voyageurs en acteur du film en train de se jouer. Encore une fois ce n’est pas nouveau, mais la manière de faire est très personnelle. Aux Abbesses toujours, il détourne le plus grand ascenseur de Paris pour qu’on lui chante son anniversaire. Profitant de cette promiscuité, les usagers répondent à sa demande sans se faire prier. Pour obtenir leur participation, Argote cherche des situations de huis clos. Une rame de métro, un bus, un ascenseur lui fournissent des scènes où spectateurs et acteurs ne peuvent s’enfuirent. En extérieur, c’est l’objectif qui rapproche les murs et impose le cadre du huis clos.
Ce dernier peut prendre l’aspect d’un face à face. Dans les collections permanentes de Beaubourg, l’artiste a orchestré une confrontation avec l’histoire de la peinture. La qualifier de Dada n’est pas faux mais la comprendre à partir du graffiti semble plus judicieux et plus précis. Dans Retouche (2008), l’artiste pose sa caméra au sol et court vers un Mondrian pour le taguer. Il oppose aux lignes verticales et horizontales rouges, jaunes et bleues, une ligne sinusoïdale noire. Ce vandalisme heureusement ne relève que de la palette graphique. C’est en post-production que la biffure a été ajoutée au film. L’artiste ne se contentait que de mimer l’action lors du tournage en condition réelle et sans autorisation à la barbe des gardiens. Contre toute attente, il répète l’opération une autre fois en dansant devant un Malévitch. La scène de Feeling (2009) ne dure que le temps d’une chanson. A part deux visiteurs, personne ne vient lui demander d’arrêter la musique qui sort de sa radio portative. Anecdote ou coïncidence, le morceau joué par sa petite FM portative est Close to me des Cure. Encore une histoire d’enfermement. Encore une transformation, ici le white cube se métamorphose en dance floor. Dans les boîtes de nuit, les danseurs se regardent dans les miroirs, ici la bacchanale se fait devant une croix noire suprématiste.
Le travail d’Argote est intrusif. Comme un tagueur, il ne demande pas la permission et prend en otage les gens et les situations qu’il filme. Danser devant un tableau abstrait ou le peindre pour de faux, impose un regard soustractif ou additif. La série Horses est du même tonneau, elle consiste à désarçonner les cavaliers des statues équestres. Cette fois-ci, la palette graphique n’ajoute pas un tag mais efface Jeanne d’Arc et Henri IV de leur destrier. Le cheval est rendu à sa liberté.
Le corpus constitué depuis peu est prometteur dans sa diversité. Un air de déjà vu peut guetter le spectateur. Par exemple The Pigeon (2010) n’est pas sans rappeler l’Aligneur de pigeons (1996) de Boris Achour. La vidéo montre le rassemblement de plusieurs pigeons autour d’un des leurs, empaillé et placé à terre par l’artiste. Pour qu’ils restent, Argote leur jette plusieurs fois des graines. Le Français, en esprit plus cartésien, avait pris soin de ranger les graines sur une ligne. Les volatiles ne picoraient plus d’une manière anarchique dans les allées du jardin du Palais Royal. Cette œuvre, elle-même n’était pas sans rappeler les lignes de pigeons que photographiait Jenny Holzer dès 1975 à New York. Encore une fois rien de nouveau sous le soleil, mais il reste des propositions qui ne restent plus qu’à s’inscrire dans la durée. Espérons que ce travail prometteur gagnera en maturité et que l’artiste arrivera à parler de sa propre voix. Laissons-lui du temps. Espérons aussi qu’il n’ait pas grillé toutes ses cartouches d’un coup. Avec Make me happy, make me sad (2009), il renoue avec la même simplicité que Gabriel Orozco, lorsque ce dernier dessine sur un simple ticket d’avion ou de train. En pliant deux billets de un dollar, Argote arrive à faire grimacer George Washington ou à lui rendre le sourire. Espérons pour nous qu’il continuera à nous donner la banane.