Le plateau du Centre national de la danse est plongé dans le noir. Seul un espace, délimité au sol, reste éclairé. Il concentre en lui la totalité du visible − scène à l’intérieur même de la scène. Les deux danseuses, dissimulées dans les coulisses de l’obscurité, entrent tour à tour dans la lumière comme on entre dans le champ d’une caméra. Un pied, une jambe nue, une épaule prolongée d’un bras… Le corps apparaît sous une forme parcellaire. Défiguré, il s’offre à nous en un fantasme, démultiplié dans le temps et l’espace, ballet géométrique de moignons, d’identités à peine esquissées.
A partir de ce dispositif, simple mais efficace, se joue toute une dramaturgie des apparitions et des disparitions. Une tension naît de cette relation constante entre champ et hors champ, visible et invisible, réel et fantasmé. Il est ici question de territoire − celui que s’approprient progressivement les deux interprètes (au détriment l’une de l’autre ?) – mais surtout d’une certaine émancipation de la hiérarchie anatomique. Le cadre n’est pas une contrainte. Il permet de redessiner les contours d’une réalité corporelle souvent figée, d’en inventer de nouveaux paysages. Selon la logique du montage cinématographique, la chronologie première (historique) du corps, sa linéarité, est entièrement remodelée.
Le fragment crée l’hybridation. On pense au surréalisme. A ces corps-monstres, mi oiseaux, mi végétaux. A la minéralité organique des horizons d’Yves Tanguy. Réunis au centre de la scène, tournant le dos au public, les deux corps se métamorphosent par des jeux de contorsions et de dissimulations d’un membre par un autre. Un torse se confond avec un dos, l’endroit avec l’envers, le creux avec le relief. Les danseuses deviennent fleurs ou insectes, se déplacent selon un rythme saccadé, accéléré, qui accentue fortement l’impression d’étrangeté.
Mais le véritable mystère de ce Cabinet des figures tient à la relation entre les deux protagonistes, dont on perçoit difficilement les individualités propres tant leurs corps tendent, au départ, à se confondre. Elles fonctionnent en miroir, composent des symétries, puis apparaissent dans des instantanés photographiques – la danse ici convoque les autres médiums, photo ou cinéma –, accouplées l’une à l’autre. Leur désir de mimétisme est si total qu’il nie les identités. Les visages sont masqués, tout au long de la pièce, par une masse lisse de cheveux bruns.
Vers la toute fin seulement, l’une d’elles semble se libérer du joug de la gémellité, s’évadant dans une danse pulsionnelle et désarticulée. Tentative heureuse d’indépendance ou derniers sursauts d’une lutte vaine, symbolisée par un corps qui perd peu à peu le contrôle de ses appuis? Une irrésolution qui donne à la pièce sa beauté sibylline. A cette qualité première, on se doit d’en ajouter deux autres: une réelle maîtrise technique et une inventivité, tant au niveau du dispositif que des fameuses «figures».
Dommage que Katia Feltrin, la complice de Vanessa Le Mat sur My Deer Massacre, la pièce fondatrice de Cabinet de figures, soit absente de la distribution.
— Conception: Vanessa Le Mat / Walking Productions
— Interprété par: Vanessa Le Mat et Sandrine Maisonneuve. Création en résidence.