— Auteurs : Simon Lamunière, Nikola Jankovic, Christophe Guignard, Patrick Keller, Catherine Pavlovic, 0livier Kaeser et Jean-Paul Felley
— Éditeur : Centre pour l’image contemporaine, Genève
— Année : 2002
— Format : 21 x 12 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs et en noir et blanc
— Page(s) : non paginé
— Langues : français, anglais
— ISBN : non précisé
— Prix : non précisé
L’image habitable. Versions multiples
par Simon Lamunière
« Version » veut repousser les limites entre les genres. Chaque édition est l’occasion de mettre en lumière les liens entre les mutations de la société et un domaine culturel spécifique. À l’automne 2002, « Version » interroge l’espace architectural.
La perception de l’espace, qu’il soit construit ou virtuel a subi de tels changements depuis une décennie (notamment avec les outils informatiques et la communication par l’image), qu’il est important de se pencher sur les modifications de conception et de représentation que cela implique. Mais pour cela, il est évidemment recommandé d’être confronté physiquement à de tels espaces.
À une époque digitale, visiter les espaces d’une exposition, c’est se plonger dans un monde aux codes et aux règles propres, c’est faire l’expérience directe et personnelle d’une forme de réalité artificielle et architecturée. Sans dire qu’il faille objectiver la relation à la réalité, « L’Image habitable » est néanmoins l’occasion d’éprouver une immersion du corps physique et une confusion intentionnelle des sens, par les différents niveaux de réalité qui sont impliqués.
Pour « L’Image habitable », les commissaires ont travaillé à la fois ensemble et distinctement pour élaborer des expositions entrecroisées autour de l’architecture, du musée et des nouvelles technologies. Réparties sur quatre sites principaux, dont Internet, les expositions proposent un système de navigation particulier pour découvrir des projets et installations d’artistes et d’architectes. Un colloque réunira enfin des invités spéciaux et les divers protagonistes de « L’Image habitable » pour débattre de leurs propositions respectives.
« Version D ». Constructions mentales
Combien de pas y a-t-il à franchir entre ce qui est vu et ce qui est Ressenti ? Comment notre représentation spatiale est-elle perturbée devant des espaces eux-mêmes représentés ? Essayons pour cela de se projeter dans des projections.
Cette exposition propose, par le biais de photographies, de maquettes, de dessins et de vidéos d’artistes, de créer des contextes dans lesquels l’imaginaire, l’interprétation et la perception jouent un rôle central. Bien que les dispositifs soient tous différents et que les propos de chaque artiste soient personnels, chaque projet repose sur notre aptitude/habitude à se projeter dans les fictions que l’on regarde.
Dans la première partie de l’exposition, nous sommes sur terre, dans les airs ou sur mer. Avec l’installation Sprawlville de Sven Påhlsson, les références sont précises. C’est après un séjour américain et l’analyse des caractéristiques suburbaines, que Sven Påhlsson a recomposé en images de synthèse certains de leurs éléments essentiels : maisons individuelles (avec garage et voiture), supermarchés et parkings, surveillance par hélicoptère. Vues aériennes, travellings le long des routes, et plongées rythmées sur des détails de nuit ou de jour, se succèdent sur les pulsations d’une musique électronique. Les similarités qui se dégagent entre les maisons différentes et les parkings créent un climat oppressant. Ils évoquent un horizon limité où ne se succèdent que des choses semblables. Négation d’un espace de liberté (la conquête de nouveaux territoires), l’horizon apparaît limité et carcéral.
Chez Hans Schabus, le parcours est lui aussi fermé. Une projection montre les espaces traversés par un train électrique, qui longe les murs de son atelier. À côté, on peut voir une table dans laquelle sont intégrés une chaîne stéréo, un bar et un train miniature qui trace le même parcours que le précédent. Plusieurs échelles et plusieurs pensées sont ainsi confrontées. La vision passive du passager du train est contrebalancée par la fonctionnalité apparente de la table. La grande vidéo est à l’échelle du spectateur et la maquette minuscule est cette fois un espace de projection mentale.
De manière plus indicielle, Daniel Roth nous force à reconstituer sa démarche par déduction. Le dessin, la photographie et la vidéo, ne traitent que très partiellement de la même chose. Se servant d’un hibou comme fil conducteur, Roth nous décrit un lieu enfoui et secret: une ville sous du béton. Tenu à l’abri des regards, ce lieu est évidemment difficile à montrer. Et la manière de le décrire joue un rôle essentiel. D’où le fait de dissimuler la projection derrière une porte. Ou de ne filmer que la surface de ce que l’on ne peut voir.
Plus réelle, mais tout autant hors d’atteinte, la Propriété de Poche (Pocket Property) d’Andrea Zittel est une sorte de minuscule île qu’elle a fabriquée et habitée entre le Danemark et la Suède. Dans le documentaire présenté, l’artiste accueille une petite équipe de télévision, pour en montrer l’intérieur, ses fonctionnalités et ses raisons. Très explicite sur ce prototype d’habitat mobile, elle détaille sa recherche sur le besoin humain de propriété, mais aussi sur le désir d’isolation, de sécurité et de stabilité.
Dans la seconde partie de l’exposition, le type de confrontation change. Nous ne sommes plus dans des transcriptions de situations ou d’objets qui existeraient ailleurs. Mike Tyler a disposé des formes vertes dans l’espace et des bâches imprimées le long des parois. Les formes en mousse ont été découpées par des robots d’après un relief de terrain que l’artiste a modélisé. Disposées au sol et au plafond, elles évoquent des terrains, des nuages ou des grottes avec leurs stalactites et leurs stalagmites, sans que l’échelle ne permettent toutefois de déterminer leur origine. Elles constituent une sorte de géographie générique, le décor d’un film à venir.
Au sortir de ce « décor », l’installation de Zilla Leutenegger apparaît comme assez concrète. Pourtant en face des images de cette double projection et de ces moniteurs posés sur le sol, on remarque vite que ce sont des images de synthèse. L’artiste a placé un hôtel sur la lune. L’apparence réaliste est trompeuse. Elle sert avant tout le propos solitaire de l’artiste abandonnée sur la lune. Les moniteurs servent à transmettre des communications (souvent brouillées) avec la terre. On peut y voir l’artiste dans l’hôtel, essayant régulièrement d’appeler sa maman. Nous sommes ici très clairement dans un dispositif narratif.
L’ensemble de ces différentes constructions mentales nous interroge très clairement sur notre place de spectateur. Ces transferts imagés sont à percevoir pour eux-mêmes. Chaque dispositif est le projet, la chose même et l’objet dans lequel le spectateur se déplace physiquement et se projette mentalement. Bien que renvoyant à des choses réelles ou fictives, ce ne sont ni des témoignages, ni des modèles, ni des documentaires. À la différences de maquettes d’architectes qui renvoient à des bâtiments, ici, c’est la maquette même qui est le bâtiment. On reconnaît très bien un paysage, une ville, un sol lunaire ou un atelier et on se projette naturellement dans les possibles fictions qu’ils engendrent. Dès lors le « bâtiment » que l’on imagine nous amène progressivement du concret vers l’abstrait. C’est en cela que ces artistes réalisent des constructions aussi physiques que mentales.
(Texte publié avec l’aimable autorisation de Simon Lamunière et du Centre pour l’image contemporaine Saint-Gervais Genève)
L’auteur
Simon Lamunière, né en 1961, vit et travaille à Genève. Il est commissaire d’expositions indépendant et au Centre pour l’image contemporaine de Genève (pour « Version D » notamment). Il est professeur à l’École cantonale d’Art de Lausanne, expert pour Art Unlimited et corédacteur du site du musée d’Art moderne du Lxembourg.