ART | CRITIQUE

Busy Going Crazy, Art et photographie de Dada à aujourd’hui

PPierre Juhasz
@12 Jan 2008

Allant à la rencontre des artistes, Sylvio Perlstein a constitué une collection d’un millier de pièces, parmi les plus puissantes et parmi les courants les plus décisifs de l’art notre temps: «Dessin, photo, peintures, sculpture, installation, vidéo, objets… Je vis dans ce labyrinthe où j’accumule des ‘trucs’ bizarres»…

«Je détruis les tiroirs du cerveau, et ceux de l’organisation sociale: démoraliser partout et jeter la main du ciel en enfer, les yeux de l’enfer au ciel, rétablir la roue féconde d’un cirque universel dans les puissances réelles et la fantaisie de chaque individu» (Tristan Tzara, Manifeste dada de 1918).

Étrange sensation que celle qui submerge le visiteur de «Busy Going Crazy» dès les premiers pas, dès les premières rencontres: une sensation d’intimité, voire de familiarité, avec des œuvres mythiques de l’art du début du siècle dernier jusqu’à aujourd’hui, d’intimité, de proximité, avec des œuvres et des artistes que Baudelaire aurait qualifiés de phares et qui constituent les pièces d’une collection privée — celle de Sylvio Perlstein —, des œuvres, enfin, livrant un véritable bain de jouvence par leur force transgressive et la vitalité qui toujours les anime.

Les artistes sont Man Ray, Marcel Duchamp, Raoul Hausmann, Hannah Höch, Francis Picabia, Max Ernst, René Magritte, Meret Oppenheim, Laszlo Moholy-Nagy, André Masson, Marcel Broodthaers, Brassaï, André Kertész, Edward Steichen, Walker Evans, Marcel Broodthaers, Lucio Fontana, Sol Lewitt, Joseph Kosuth, Yves Klein, Edward Kienholz, Arman, César, Christo et Jeanne-Claude, Richard Long, Christian Boltanski, Barbara Kruger, Philippe Ramette et bien d’autres encore. Il serait vain de dresser une liste exhaustive puisque près de deux cent vingt artistes sont représentés par non loin de quatre cents œuvres.

Il s’agit de la première présentation de l’étonnante collection de Sylvio Perlstein, diamantaire et bijoutier anverois qui a passé son enfance au Brésil, puis s’est installé en Belgique, dans les années soixante, époque à laquelle, au cours de ses nombreux voyages entre l’Europe et les États-Unis, il commença à acquérir des œuvres. Se défendant de constituer véritablement une collection, ses choix, selon ses dires, ont toujours été intuitifs: «J’agis en suivant mon intuition, au gré des rencontres et des découvertes. J’éprouve de la passion pour ce qui me dérange, m’intrigue, me gêne… Dada, le surréalisme, le minimal, le conceptuel, le Nouveau Réalisme, l’Arte Povera, la photographie […]. En portugais, nous avons le mot esquisito pour désigner ce que je ressens» (S. Perlstein), esquisito, qui désigne ce qui est déroutant, singulier, excentrique.

Dans la même logique, celle qui recherche le caractère déroutant des œuvres, il n’y a pas de medium privilégié, si ce n’est l’hybridation des procédés, propre aux arts plastiques: «C’est aussi pour cela qu’il n’y a pas de barrière: dessin, photo, peintures, sculpture, installation, vidéo, objets… Je vis dans ce labyrinthe où j’accumule des ‘trucs’ bizarres» (S. Perlstein). Ainsi, allant à la rencontre des artistes, se liant parfois d’amitié avec eux, les rencontrant souvent à l’aube de leur carrière et de leur reconnaissance, Sylvio Perlstein a constitué une collection d’un millier de pièces, parmi les œuvres les plus puissantes et parmi les courants les plus décisifs de l’art notre temps.

Subtilement organisée par David Rosenberg, commissaire de l’exposition, l’espace s’ouvre sur une série de portraits du collectionneur réalisée par Pol Bury, suivie d’une œuvre de Takis qui fait allusion à un poteau de signalisation et qui, en un clin d’œil, indique au spectateur, «passez piéton» ; sur la droite est exposée une œuvre de Bertrand Lavier, Miroir peint, qui, selon le principe de l’artiste, présente un miroir au reflet «aphone», du fait qu’une couche peinte de medium recouvre sa surface réfléchissante, mettant en échec la réflexion et, symboliquement, la représentation, un peu comme dans l’œuvre de Kevin Carter où des inscriptions viennent brouiller la surface du miroir.
À côté, une œuvre de Michelangelo Pistoletto, La Donna Léopardo, Ciao !, affirme son support sur laquelle est sérigraphiée, une femme en robe à motif léopard tenant par la main un homme décadré, dont on ne perçoit que l’épaule, support qui est un acier poli et qui, contrairement à l’œuvre précédente réfléchit le spectateur et son environnement, dont une œuvre de Rebecca Horn qui lui fait face : The Prussian Bride Machine, de 1988, composée de onze chaussures à talon aiguille en rotation, d’un moteur et d’un dispositif métallique qui fait couler de l’encre, par intermittence sur les chaussures, le mur, le sol.
Enfin, au fond de ce premier couloir qui mène vers un espace labyrinthique, se présente à nos yeux l’œuvre qui a donné son titre à l’exposition : Busy Going Crazy de Barbara Kruger, de 1987. Il s’agit d’un tirage grand format aux allures d’affiche, montrant en noir et blanc, avec un fort grain, un crâne et des cartouches ou des missiles, posés devant et, à l’instar des œuvres de l’artiste, un slogan inscrit au milieu en rouge: «Busy Going Crazy», littéralement, «occupé à en devenir fou».

Ainsi, d’entrée de jeu, le décor est planté. Les œuvres dialoguent entre elles en livrant leur étrangeté, leur dérision, leur puissance critique, leur poésie et leur humour. Les salles qui suivent reconstituent les cabinets dans lesquels Sylvio Perlstein expose ses photographies.
Couvrant des murs entiers, une impressionnante collection d’œuvres englobe le visiteur. Et l’on entre en croisant l’inquiétant regard de L’Acteur, photomontage de Raoul Hausmann de 1945, à l’œil exorbité, le regard non moins inquiétant de la tête de bœuf tenue par deux mains de l’Autoportrait avec masque, appelé aussi Minautore ou Le Dictateur d’Erwin Blumenfield, de 1936, ou encore, le doux regard du visage — ou de l’image — voilé, du Portrait de Gloria Swanson, photographié par Edward Steichen en 1924. Parmi les photographies, les rayogrammes et les photomontages, tous remarquables, Mona Lisa retouchée par Duchamp continue à nous sourire.
Deux versions sont présentes : L.H.O.O.Q, 1919-1964, readymade rectifié, chromolithographie de la Joconde, à laquelle Duchamp a ajouté une célèbre moustache et barbiche au crayon, le titre et sa signature et une œuvre faisant suite : L.H.O.O.Q. rasée, de1965, reproduction de la Joconde sur laquelle Duchamp n’a ajouté que le titre et sa signature. Non loin du geste provocateur de Duchamp aux allures de boutade, mais dont les enjeux concernant la reproductibilité des œuvres et le geste artistique ont bouleversé et continuent à irriguer toujours les démarches de création — dont la plupart visibles dans l’exposition —, d’autres images sont empreintes de gravité, comme le magnifique portrait d’Antonin Artaud, photographié par Man Ray en 1929, d’étrangeté comme les Distorsions d’André Kertész, photographiant des corps déformés par les reflets ou encore d’humour, comme L’Ambitieuse, photographie de Léo Dohmen de 1958, montrant un pubis féminin à la toison léopard.

Les photographies occupent une place importante dans l’exposition dont le sous-titre est, d’ailleurs, Art et photographie de Dada à nos jours. Cette disjonction annoncée par le titre — art et photographie — est assez significative non seulement relativement à ce qui se joue au sein de la collection, mais aussi, en fonction de ce que la collection reflète des rapports qu’a pu entretenir – et qu’entretiennent – la photographie et l’art au cours du dernier siècle.
En effet, les œuvres exposées montrent à travers l’incroyable fécondité du dadaïsme, comment ces artistes se sont saisis de la photographie, comment ils se sont appropriés cette technique pour, dans la plupart des cas, la déjouer, la subvertir, la détourner, par le biais du photomontage, du rayogramme, des distorsions à la prise de vue, comment ils en ont fait un matériau de la plasticité, un matériau artistique hors de l’usage documentaire, scientifique ou communicationnel.

En retour, dans le choix des œuvres exposées, les objets, les dispositifs, les assemblages, sont nombreux et ils situent le travail artistique d’emblée dans le registre de la Présentation – Casserole de moules vertes, de Marcel Broodthaers, de 1965 ou la série de manomètres accumulés dans La Colère monte, d’Arman, de 1961, pour ne citer qu’elles. L’artiste s’approprie des fragments du réel dans une posture post-duchampienne, les choisit, éventuellement les transforme et les expose. Ces opérations, à l’instar de la pratique du ready made, ne sont pas étrangères à l’acte photographique. En somme, implicitement ou non, quel que soit le medium investi, le photographique hante l’art et sa pratique. «Art et photographie depuis Dada à aujourd’hui.»
Cette collection exemplaire et l’exposition à laquelle elle donne lieu — exposition qui condense ce que l’art a produit de plus fécond depuis un siècle —, pourraient aussi nous laisser entendre que l’art est la photographie, autrement dit, comme l’avait annoncé Walter Benjamin, que la question serait moins d’envisager la «photographie en tant qu’art», que de s’intéresser «au fait social combien plus criant de « l’art comme photographie »».

Mais, quel que soit son medium, chaque œuvre, au cours de la déambulation labyrinthique organisée par les lieux successifs que l’on traverse surprend le regard et invite au questionnement.
Quant aux lieux traversés, vecteurs de sens, ils s’intitulent : Esquisito, Explosante fixe, Camera Work, Yellow Fever, Ponctuation mécanique, +/-, Les Mots, Objets de mon affection, Histoires belges, Chambre avec vue, Photoconcept, Minimum, Play ground et L’Enfer. Ce dernier espace, au sous-sol, accueille les œuvres «licencieuses», en quelque sorte, dérobées au regard (Claude Cahun, Joël Peter Witkin, Mario Rio Branco, Andrea Serrano). Loin de l’envahissant réseau de communication et d’information qui tisse le monde, aujourd’hui, chaque œuvre de la collection, à sa façon, dans sa singularité, développe un incroyable pouvoir de résistance. «L’art est une chose privée, l’artiste le fait pour lui ; une œuvre compréhensible est produit de journaliste» écrivait Tristan Tzara. Et par ce pouvoir, chaque œuvre propage son trouble en troublant les consciences car en elle réside, pour déplacer la belle formule d’André Breton, «un infracassable noyau de nuit».

Les citation de Sylvio Perlstein sont extraites d’Esquisito ! Entretien avec Sylvio Perlstein, par David Rosenberg, in M5, Catalogue de l’exposition : Busy going crazy. Collection Sylvio Perlstein. Art et photographie de dada à aujourd’hui, Paris, coédition Fage et La maison rouge, 2006.

Erwin Blummenfeld
— Autoportrait avec un masque (Minotaure ou Le Dictateur), 1936. Photo noir et blanc.

Man Ray
— Colifichets avec dentelles, 1923.

Francis Picabia
— Paroles, 1918. Dessin sur papier.

De Andrea
— Freckled Woman, 1974. Technique mixte.

Salvador Dali
— Femme-tiroir, 1936. Huile sur toile.

Dan Flavin
— Untitled, 1968. Installation, néons.

Marcel Broodthaers
— Fémur d’homme belge, 1964. Technique mixte.

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