Interview
Par Clémentine Aubry
Clémentine Aubry. Pourquoi la notion de « perpétuel mouvement » ?
Bruno Peinado. Par rapport à l’art d’abord, et à une pratique de jeune artiste, car les spectateurs sont toujours dans une quête de quelque chose de nouveau, d’original, d’une espèce de renouvellement perpétuel. Dans mon travail, cela m’intéressait de jouer avec ces notions de nouveauté, d’originalité dans une structure un peu paradoxale. Bien sûr, il y aura toujours un renouvellement, mais cette exposition va jouer aussi beaucoup sur des notions de temps de pose, d’arrêt, d’immobilité, de cassure ou même de panne.
De prise de distance aussi…
Oui, la prise de distance, c’est toujours une chose qui m’intéresse, vis-à -vis des objets et des images que je fais. Car la plupart des images que j’utilise ne sont pas des images que je fais : je ne les invente pas. Toujours par rapport à cette question de la nouveauté.
Vous vous les réappropriez plutôt.
Il s’agit de mettre à bas cette idée de « faire toujours du nouveau ». Je ne fais que récupérer, remettre en jeu des choses qui sont déjà là . La mise à distance passe souvent par le retournement des images que j’emprunte. Elles sont d’abord détournées de leur sens, puis retournées (mises à l’envers), mais aussi retournées vers le système médiatique qui les produit. Ces symboles que je prends dans le flux des signes et des logos qui passent autour de nous, je les renvoie, comme par un petit effet miroir.
Un autre principe qui vous est cher est le métissage. Vos installations sont souvent basées sur des mélanges, des thématiques entrelacées. Qu’est-ce qui motive ces alliances particulières ?
Généralement c’est un peu comme des rébus, j’utilise des images qui ont un sens et je viens les remélanger avec d’autres images, avec d’autres objets qui font d’autres sens, c’est une espèce de fusion entre deux, trois ou quatre univers, ça dépend.
Je préfère au terme de métissage celui de créolisation, la différence étant que pour le premier, on connaît déjà le résultat, par exemple comment sera un enfant issu d’un père noir et d’une mère blanche ou asiatique, et qu’on appellera mulâtre ou zambo. La créolisation est une espèce de rencontre, d’accident, qui donne des mélanges qui ne sont pas encore calibrés, répertoriés, qui ne sont même pas pensés philosophiquement. J’aime fonctionner sur ces mélanges pour qu’on ne puisse pas catégoriser mon travail.
Vous brassez beaucoup d’idées et de références que l’on devine autant personnelles qu’universelles et qui viennent se greffer les unes aux autres pour former une pièce. Le but est-il que l’œuvre soit la plus bavarde et évocatrice possible pour que chacun y trouve son compte ?
En effet, c’est un peu l’auberge espagnole… Il y a plein de références qui sont nourries, puis chacun prend ce qu’il veut en fonction de son histoire et se construit sa propre version de la pièce.
A l’idée d’un message délivré a priori, je préfère le principe d’infusion. Mes pièces sont comme de petits sachets de thé, et le spectateur est un récipient, rempli d’une eau plus ou moins chaude. Les expositions fonctionneraient alors comme le sachet, qui donne plus ou moins de goût en fonction de la réceptivité du spectateur. Quelque chose se diffuse toujours, une espèce de langage naît, à un niveau de compréhension différent pour chacun.
Et si l’on vous demande si vous vous sentez proche des artistes pop ou si vous êtes un artiste engagé, vous répondez ni l’un ni l’autre ?
Ni l’un ni l’autre ou les deux… L’art engagé est daté dans le temps, il correspond à une partie de l’histoire, à la période des avant-gardes. En tant qu’enfants de Mai 68, on est forcément après tout cela. Ceux qui ont été très engagés dans les années 60, et qui ont été presque les derniers à vouloir changer politiquement le monde, sont aujourd’hui presque tous professeurs ou directeurs de quelque chose. Puis ça a été la chute du mur de Berlin, les grandes idéologies ont été laminées… Et moi, je me sens dans un temps après celui-ci. Donc je travaille avec des images, des notions, des idées qui sont toutes celles-ci, mais je me situe forcément après le Pop Art et après les Actionnistes viennois, une histoire qui est derrière.
Et au-delà de la dimension artistique, sur le plan des sociétés et de la communauté du monde, en référence au terme — très galvaudé — de globalisation, croyez-vous à la naissance d’une nouvelle forme d’engagement, de laquelle vous seriez quand même assez proche, notamment avec The Big One World, une pièce qui pourrait acquérir un statut d’icône ?
Même si j’essaie toujours de ne pas m’enfermer dans une histoire et des étiquettes, il est vrai que certaines pièces questionnent la globalisation, notamment The Big One World. Je suis forcément conscient de la portée critique et politique de mon travail face au monde, comme tout travail artistique d’ailleurs. Après, je ne crée pas forcément des images pour que ça devienne des portes drapeaux, mais certaines pièces peuvent vivre leur vie et rentrer dans une autre histoire.
The Big One World a été créé dans un contexte très particulier (les licenciements chez Michelin en 2000, et le film de Michael Moore, The Big One) avec une réflexion sur le début de cette nouvelle économie très libérale qui fonctionne de manière très dangereuse pour la culture et pour l’avenir de l’humanité.
Et au milieu de cela, vous travaillez beaucoup sur l’idée de pureté, et vos œuvres Anti-pure sont de fait un mélange d’éléments impurs et polluants, à savoir toutes ces idées et ces signes qui viennent nous « pervertir »…
L’idée de pureté, ce n’est pas moi qui l’amène, elle provient justement de tous ces grands mythes, que je m’amuse à étudier, et qui fondent les croyances. En mettant ces idées là , en miroir, je veux savoir si elles tiennent le coup et si elles sont justes. La notion de pureté m’intéressait depuis très longtemps, car pour moi c’est une notion très violente. La pureté est généralement associée aux idées d’innocence et de blancheur, et ce sont des mythes qui sont et ont toujours été vivaces partout, même en Afrique noire, où plus une femme est blanche de peau et a les cheveux raides, plus elle est jolie.
Je veux mettre à bas ce mythe terrifiant en montrant qu’on est dans un monde fondé sur une logique d’échange, et ce depuis le début, les sociétés les plus florissantes ayant toujours été les sociétés carrefours. Si toute la richesse vient des mélanges, la notion de pureté devient alors complètement dérisoire et inappropriée.
Plusieurs séries de pièces s’appellent donc Anti-pure et jouent sur la notion de blancheur, d’innocence, de pureté. L’une d’elle représente une espèce de radeau à la dérive sur lequel sont plantés des cristaux (ou des obélisques) en polystyrène, qui renvoient donc très bien la lumière, et sont éclairés par intermittence par trois gros stroboscopes. Cette blancheur, évoquant logiquement quelque chose de doux, de subtile — contrairement au noir qui rappelle le triste, le sale, le malin —, devient ici très violente par le biais de ce matraquage binaire. Le blanc finit par faire très mal au yeux, et le regard se pose ensuite sur un petit néon écrivant « anti » à l’envers, toujours dans ce positionnement binaire, d’être pour ou contre quelque chose. Cette confrontation représente la rébellion, adolescente par exemple, et devient pourtant le seul endroit où peut s’accrocher le regard sans être agressé.
Dans l’approche en termes de créolisation, il y a une absence de hiérarchie entre les différents éléments auxquels vous empruntez. Que pensez-vous de la notion de « société » ou de « culture du zapping » ?
Je ne suis pas du tout dans une écriture du monde qui passerait par la morale. Ce qui m’intéresse c’est de regarder le monde et d’essayer de le comprendre de le percevoir. La société du zapping nous entoure et laissera sans doute une trace dans l’humanité. Mais la profusion et la multiplicité sont toujours des choses qui attirent et quand quelqu’un lit quatre livres en même temps, c’est finalement assez sain.
On a peur que l’attention passe, mais cette accélération de l’attention tend à exister depuis toujours.
Ce phénomène du zapping a paradoxalement été médiatisé à travers des évènements très longs, les « Nuits du zapping » où les gens viennent voir des trucs qui passent très très vite pendant très très longtemps ! L’attention est toujours là , mais la notion de temps s’est déplacée.
Cela peut être très intéressant de passer d’une chose à une autre et c’est à chaque acteur de la rapidité d’être vigilant de ne pas se perdre, de « faire pause » à un moment. Il n’y a pas de formule, tout est possible.
L’exposition est justement construite sur une apparente légèreté et sur cette notion de temps de pause…
Cela va être un peu le même esprit de la pièce Les Ambassadeurs qui consistait en de la marqueterie, donc une matière qui convoque l’idée de préciosité, mais que j’avais fabriquée à partir de bois de chantier. De même, on a dans l’exposition un mélange entre des choses précieuses et d’autres plus massives, avec sans cesse un aller-retour entre l’éphémère et le durable, le solide.
C’est aussi un peu à l’image de la bétonnière couverte de miroir à facettes, et ce, pour aller toujours contre les évidences, et non seulement dans l’alliance des contraires.
L’exposition se nomme « Perpetuum mobile « , donc perpétuel mouvement, mais reste presque tout le temps en arrêt, dans un état de pause. Elle fonctionne, c’est vrai, comme une espèce de zapping figé, un arrêt dans le temps à la Matrix… Les pièces sont ainsi activées de manière symbolique, à chaque fois qu’un courant d’air, au sens propre, balaie le Palais de Tokyo grâce à d’énormes ventilateurs. Quand le vent se met à souffler, certaines pièces commencent à se réveiller, à tourner, à s’illuminer.
Ce qui correspond un peu à l’air du temps, puisque de plus en plus d’œuvres et de démarches d’artistes contemporains sont vivantes et vont vers le spectateur.
Justement, je tenais aussi à contredire l’idée selon laquelle désormais dans les musées tout est actif, on peut toucher à tout, tout est ouvert et prêt à recevoir. Je veux montrer que non, tout n’est pas disponible au premier abord et en permanence.
Même si je travaille beaucoup sur l’évidence de la couche, de la poudre à la surface, qui doit exprimer autant de choses que le fond, il faut rappeler qu’une œuvre d’art n’est pas perceptible immédiatement et que certaines choses se construisent progressivement dans la durée. Il faut tourner autour des choses, creuser un peu.
Il s’agit donc d’un jeu sur l’évidence trompeuse de la surface, à un moment où l’art devient de plus en plus spectaculaire et donc présent dans les magazines et les médias en général.
Une démarche est donc nécessaire de la part du spectateur pour appréhender des pièces, qui ne sont pas tout le temps actives, au sens propre, mais aussi au sens de « parlantes », et pour saisir ce langage.
Finalement, le spectateur n’est donc pas que l’eau plus ou moins chaude dans la tasse ?
C’est justement une tasse d’eau plus ou moins chaude, il y a toujours quelque chose qui passe, mais il faut jouer avec ce travail que le spectateur doit faire, qui n’est pas tout le temps dans le ludique et dans l’amusement. Dans cette espèce d’art faussement participatif, ce n’est pas parce qu’on appuie sur un bouton qu’on participe à une œuvre. J’essaie de rappeler qu’il s’agit presque d’un engagement politique dans une cité, autant intellectuel que physique et de rejouer avec cette croyance qui fonctionne comme un leitmotiv que tout est donné et que « si je comprends pas ça en deux secondes, alors c’est nul… » et vice versa. Quand les gens perçoivent une œuvre, ils ne font pas confiance à leur premier jugement, et ont honte de ce qu’ils ressentent, et en même temps, s’ils ne comprennent pas en deux secondes, ils vont rejeter en bloc parce que trop élitiste ou conceptuel.
Je veux donc jouer sur la notion de travail en cours. Certes la chose est là , maintenant, mais elle pourra changer, et être perçue d’une autre manière ailleurs, par quelqu’un d’autre.