DANSE

Brume de Dieu

PSmaranda Olcèse-Trifan
@20 Sep 2011

Claude Régy livre sur le plateau vide de la Ménagerie de verre une pièce d’une rare intensité. Son jeune interprète, Laurent Cazanave, porte à lui seul les énergies d’une écriture dramaturgique qui n’a de cesse de nous secouer.

L’édition 2011 du festival d’Automne à Paris a été lancée sous les auspices de Claude Régy à la Ménagerie de verre. C’est une belle manière de rendre hommage au travail audacieux et sans concession de Marie Thérèse Allier pour l’accueil entre ses murs et le soutien sans faille de la création contemporaine la plus radicale.
Le message est d’autant plus fort que c’est Claude Régy, metteur en scène auquel tout grand théâtre parisien serait honoré d’ouvrir ses portes, qui y campe sa dernière création dans la simplicité la plus absolue, dans une économie de moyens qui a de quoi faire pâlir les enfants terribles du théâtre contemporain.
La pièce s’y était déjà jouée en début d’année à guichets fermés. Satisfaction est ainsi donnée à ceux qui avaient souffert de ne pas pouvoir y assister.

Le public s’installe dans une quasi- obscurité qui émane de la scène. Les rares chuchotements s’éteignent rapidement et une indicible tension gagne l’espace. Laurent Cazanave s’avance à travers des couches de lumière sombre. Ses pas sont lents et appuyés, silencieux, il semble déjà s’enfoncer dans les eaux noires d’un plateau miroitant. Il s’arrête enfin près du public, dans une proximité que seule la salle basse avec des grandes poutres en acier de la Ménagerie de verre peut permettre. Nous le sentons respirer, des muscles profonds se raidissent, des tensions insoupçonnées parcourent son corps et se transmettent aux spectateurs. Il ouvre sa bouche, mais les sons peinent à sortir. Leur rythme accidenté le propulse dans un lointain indéfini. Des espaces se creusent à l’intérieur des mots, qui accueillent les étendues du grand nord dans le prolongement d’une voyelle qui tarde à s’achever. Les éléments trouvent leur place dans cette scansion plaintive, pénible, qui épouse par moments les sonorités âpres du vent qui court les hautes plaines, les rondeurs oppressantes de l’eau qui monte à la bouche et étouffe la gorge, le bruit sec d’une barque qui racle un fond caillouteux avant de s’y échouer.

Après avoir porté au théâtre les écritures de Duras, Sarraute, Handke, Fosse ou encore Pessoa, Claude Régy se penche sur le roman Les Oiseaux de Tarjei Vesaas. Dans la langue fragile et précise de l’auteur norvégien, qui ose s’ouvrir à l’effroi de l’invisible, il saisit l’endroit exact où les frontières communément admises deviennent extrêmement floues. Il s’avance sur des territoires intermédiaires, liminaux, entre le jour et la nuit, entre la raison et la folie, travaille ces lumières troubles et insistantes qui naissent de l’obscurité.
Claude Régy nous égare dans des extraits qui témoignent avec pudeur des fêlures de l’être, une littérature de l’abîme accueillant angoisses et émerveillements d’un simple d’esprit, Mattis, qui vit le monde d’une manière intense et immédiate. Mais ces détours, autant de plongeons dans les flots troubles d’une pensée qui répond à des lois autres, ne font qu’augmenter la force du choc qui va déferler dans la séquence centrale, étoffent et nuancent la présence de l’interprète qui poursuit sa scansion empreinte d’une musicalité douloureuse, en résonance avec les nappes de lumière changeante. C’est la force des mots qui se tisse dans ces détours et avec, des pans entiers de paysages. Brume de dieu s’apparente à un vaste mouvement de laisser aller ce qui vient du texte, mais aussi de l’espace. Claude Régy travaille la latence, en toute patience, il laisse le vide se remplir de son potentiel, au gré des sons qui peinent à former des mots, des fulgurances les transpercent, s’accumulent et ce jusqu’au débordement, jusqu’à un trop plein de présence quasi insoutenable. Une larme s’écoule, énorme, sur la joue de Laurent Cazanave, cri muet, décharge de tension, signe avant coureur d’un autre cri, inhumain qui secouera Mattis, hurlement de l’instinct sauvage de la vie qui ne veut pas s’éteindre.
La cage de scène vide est une force extraordinaire, pleine de tout ce qui peut naître et quand quelqu’un arrive là dedans, cette force, cette énergie, se cristallise sur lui, il faut que cet être se laisse traverser par cette énergie qui vient du vide et qu’il sente la nature de la lumière qui l’entoure… et l’air et tous les êtres vivants. Ces principes à la puissance d’un théorème nous mettent en présence d’un geste créateur qui excède les limites de la représentation. Le public à fleur de peau fait l’expérience de cette radicalité, dont on ne peut sortir indemne.

Extrait de Les Oiseaux de Tarjei Vesaas.
Avec Laurent Cazanave.

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