ART | CRITIQUE

Bricologie. La souris et le perroquet

PFrançois Salmeron
@20 Mar 2015

«Bricologie», voilà un drôle de néologisme qui s’invite à la Villa Arson. Ce mot-valise, dans lequel fusionnent les termes «bricolage» et «technologie», repense en effet les frontières entre art, artisanat et technique dans un mélange des genres détonnant, à l’instar de l’astucieux Dédale, ingénieur et sculpteur mythique, auquel se réfère l’exposition.

«Bricologie», voilà un drôle de néologisme qui s’invite au programme de la Villa Arson. Ce mot-valise, dans lequel fusionnent les termes «bricolage» et «technologie», s’accompagne d’un sous-titre tout aussi étonnant, qui se réfère à la fois à la pince perroquet des ouvriers, et la souris des informaticiens. «Bricologie» offre ainsi un cocktail détonnant, un mélange des genres décloisonnant les champs de l’art, de l’artisanat et de la technique. Car l’enjeu de l’exposition consiste à remettre en question ce type de découpage, en montrant que les frontières entre ces trois domaines sont en réalité plus poreuses qu’on ne le croit.

Ainsi, derrière «Bricologie» se cacherait certains présupposés esthétiques que véhicule par exemple la philosophie idéaliste. On est effectivement habitué à différencier l’artiste de l’artisan, estimant que l’art produit du beau, tandis que l’artisanat tend à l’utile. Pourtant, dès l’Hippias Majeur, Platon fait dire à Socrate que «nous devons tenir pour beau (kalon) ce qui est utile (chrèsimon)». Au XXe siècle encore, Alain affirme dans le Système des beaux-arts que l’artiste «n’invente qu’en travaillant», c’est-à-dire que «tout artiste est percevant et actif, artisan toujours en cela.»

Dès lors, «Bricologie» ne veut pas considérer l’art comme le simple accomplissement d’une idée issue de l’imagination d’un génie, prenant en cela le contre-pied d’Hegel soutenant dans ses Cours d’esthétique que «l’œuvre d’art est la manifestation sensible de l’Idée.» Car d’une part, l’exposition met davantage l’accent sur le procédé de création en tant que tel, plutôt que sur son produit fini qui est habituellement considéré comme l’œuvre achevée et digne d’être exposée. Et d’autre part, en présentant des productions artisanales se référant à certains savoir-faire ancestraux (on pense notamment à la soufflerie qu’invoquent tour-à-tour Jean-Luc Moulène, Dominique Blais, Arnaud Vasseux, ou Richard Deacon et Bill Woodrow), l’exposition montre bien que l’artiste peut se faire artisan, ou convoquer dans la fabrication même de son objet des techniques provenant d’une tradition, d’un patrimoine. A ce moment-là, l’art ne se définit plus comme la création d’un individu génial ou inspiré, mais comme un savoir-faire collectif transmis et hérité de génération en génération par le biais d’école, d’atelier, d’institution.

L’exposition, qui se déploie comme un immense dédale dans les salles de la Villa Arson, se réfère d’ailleurs aussi à la figure de l’astucieux ingénieur grec, Dédale qui, selon les mythes anciens, inventa le labyrinthe pour enfermer le terrible Minotaure, créature mi humaine mi taurine, qui demandait chaque année à ce qu’on lui livre de jeunes gens afin de les dévorer. Mais si Dédale incarne bien la «technè», à l’instar de Prométhée qui vola le feu aux dieux pour l’offrir aux humains, une légende en fait aussi l’inventeur de l’architecture et de la sculpture. A nouveau, art et technique se trouveraient inextricablement mêlés à travers la figure de leur illustre créateur.

En ce sens, l’incipit de «Bricologie» nous présente des objets ou des œuvres mettant en valeur le geste de l’homme en tant que tel, et insiste donc sur la dimension du «faire» dans l’art. On y découvre une pierre polie servant à aiguiser les lames des silex à l’époque du Néolithique, ou les verres d’Arnaud Vasseux (Creux), qui fonctionnent comme un résidu du geste de l’homo faber, ou comme une empreinte de la main qui les manipule. A cela s’ajoute une vidéo plus naïve et onirique où Michel François manipule une feuille d’aluminium, effectuant des pliages symétriques dont les formes rappellent le test de Rorschach (Déjà Vu).

La section «Processus», qui s’intéresse à la chaîne opératoire aboutissant à l’œuvre exposée, révèle certains projets pour le moins farfelus. Dans nos sociétés post industrielles, Xavier Antin assemble un vidéoprojecteur et un scanner numérique pour fabriquer des tapisseries imprimées. Simon Starling déconstruit la chaîne de production automatisée de nos usines, en transmutant une chaise en VTT, et inversement (Work, Made-Ready, Kunsthalle Bern). L’objet manufacturé et reproductible devient alors un objet plus laborieux dont la réalisation laisse transparaître quelques défauts dans les détails mêmes de sa finition. Dans Nœud Soufflé, Jean-Luc Moulène réunit des savoir-faire plus traditionnels en transcrivant la structure physique de nœuds marins au moyen du verre. Réactivant des rites proches de la sorcellerie, Jean-Marie Perdrix récolte quant à lui des corps ou des membres d’animaux morts qu’il transforme en sculptures de bronze. Si son procédé, recyclant des matériaux organiques, peut s’apparenter à l’Arte Povera, on a surtout l’impression de nous retrouver ici dans un véritable atelier du diable!

De nombreuses vitrines viennent également ponctuer le parcours de l’exposition (vitrines des bijoutiers, des outils, d’ornements, d’outils agricoles miniatures), prêtant un caractère inédit à la Villa Arson, plus habituée à abriter des œuvres conceptuelles et contemporaines, qu’à recevoir des collections d’objets artisanaux, folkloriques (une contrebasse faite avec une bassine et une corde) ou encore des meubles en marqueterie que l’on croirait tout droit sortis, pour certains, des collections du musée d’une petite ville de province ou d’une bourgade de l’arrière-pays… Il semblerait que l’on retrouve dans ce parti pris l’influence du commissaire allemand Burkard Blümlein. Car chez nos voisins d’outre-Rhin, il n’est pas rare de voir se confondre dans une même exposition objets d’art et objets traditionnels ou manufacturés. D’autres vitrines accueillent encore bon nombre de maquettes, dont celles des bâtiments miniatures de Siah Armajani (Models for Streets n°10), ou du prototype d’ailes d’Icare réalisées par Panaramenko dans Raaf.

Artisan, expérimentateur, apprenti sorcier, «déconstructeur», recycleur, architecte, «Bricologie» fait porter toutes sortes de casquettes aux artistes. Notamment celle de savant fou, lorsque l’exposition s’engage sur le versant de la technologie et de la machinerie. Outils de bricolage qui s’activent de manière autonome dans une vitrine close, attaquant les parois de leur prison, dans les Etagères de Delphine Reist. Enorme machine composée d’une douzaine de micro-ondes produisant de petits bijoux chez Guillaume Gouérou (quel contraste entre le gigantisme de l’appareil et la préciosité des pierres qui en résultent!). Vidéo relatant les ubuesques créations de la foire des inventeurs, et témoignant de la mode du «do it yourself» très en vogue dans nos sociétés. Autant d’exemples qui illustrent la folie des grandeurs technologiques et des machines infernales.

«Bricologie» revient également sur les processus de fabrication des objets à l’heure de la mondialisation. Yoshihiro Yuda confronte production artisanale et production industrielle, tout en montrant comment les chaînes de production contemporaines créent de la valeur marchande à partir de matières premières acquises à moindre frais. Wim Delvoye évoque la mondialisation des marchés (et du marché de l’art), à travers l’exemple de sa Bétonneuse dont la production a été sous-traitée en Indonésie. La caméra de Julien Prévieux rôde enfin dans des bureaux «open space» fantomatiques, à l’aspect étrangement lisse, créant un environnement de travail complètement déshumanisé (Anomalies construites).

Sol Lewitt, préfigurateur de l’art conceptuel dans les années 1960, vient conclure le parcours labyrinthique de «Bricologie». Si chez lui l’idée conçue par l’imagination de l’artiste prédomine, au point d’affirmer que la réalisation ou la matérialisation de cette idée dans un objet est secondaire, son œuvre continue de se perpétrer, même après sa disparition. Car ses projets de peintures murales s’accompagnent de notice et de plan rédigés à l’attention des artisans, assistants et maîtres d’ouvrage en charge de réaliser ses concepts. La notice de la pièce devient alors partie intégrante de l’œuvre, et devient d’ailleurs elle-même une pièce, et s’accompagne souvent de croquis, de maquette ou de dessin préfigurant ce à quoi doit tendre la réalisation de la peinture murale. Une manière polie de réconcilier idéalisme et matérialisme finalement.

Oeuvres
— Dominique Blais, Entropê, 2014-15. Verre, oxyde de cuivre, cuivre, chêne massif. Verre : 23,5 cm × Ø 14,5 cm. Socle: 110 × 55 × 55 × cm. Réalisation: CIRVA, Marseille (verre). Atelier Marc Descarrega, assisté de Marine Anglard (ébénisterie).
— Arnaud Vasseux, Creux, 2011-13. Collection CIRVA, Marseille. Verre. De 2 à 3,5 × 6,5 cm et de 9 à l 4,5 × 6,5 cm.
— Simon Starling, Work, Made Ready, Kusnthalle Bern, 1996. Installation avec bicyclette, chaise en aluminium, bois et vinyle. Dimensions variables.
— Bernhard Rüdiger, diverses maquettes d’études 1997-2007. Techniques mixtes.
— Wim Delvoye, Bétonneuse, 1991. Teck rouge, vernis teinté. 186 × 181 × 145 cm.
— Guillaume Guerou, Metatron Project MW64000, 2013-14. Four micro-onde géant et tableau de commande, dimensions variables.
— Richard Deacon & Bill Woodrow, Bouteille de sorcière, 2007. Verre. 75 cm × Ø 15 cm.
— Contrebassine, XXe s. Acier, peinture, peau, fibres végétales, bois, cuir. 125 × 41 × 50 cm.
— Nora Schultz, Memory Rug, 2013. Moquette et impression sur papier réalisées sur place.

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