Éric Nehr
Bouton d’or
Éric Nehr développe depuis la fin des années 1990 une recherche photographique autour du portrait, explorant la notion d’altérité et de beauté dans nos sociétés.
Il choisit pour cela des modèles de femmes et d’hommes présentant des particularités physiques qu’il photographie en studio sur fonds colorés en buste. Il les révèle dans leur singularité à travers un travail précis sur la lumière et sur la couleur nous amenant ainsi à porter un regard différent sur ses modèles.
Il y a dans l’œuvre photographique de cet artiste une dimension fortement picturale, et l’histoire de l’art irrigue ses différentes séries de portraits, notamment l’art de la Renaissance et ses maîtres anciens qu’il a longuement observés et admirés.
Depuis quelques années maintenant, il photographie des personnes souffrant d’albinisme, maladie héréditaire caractérisée par un déficit de production de mélanine qui rend leur vision très déficiente et les rend «photophobes».
Ces personnes vivent le plus souvent à l’abri de la lumière et des regards, mais Éric Nehr, à travers la photographie, va à l’encontre de leur maladie en les replaçant dans la lumière. Ainsi pour l’exposition au CRP, il présentera deux séries de portraits de personnes albinos réalisés dans différents pays d’Europe, mais aussi en Amérique du Sud, au Panama et en Afrique au Cameroun, où elles subissent des violences.
Une première série d’images sous forme de collages au mur sur papier très fin est présentée dans la galerie principale. Ce sont des compositions présentant des visages d’adultes et d’enfants albinos africains et indiens notamment, qu’il a rencontrés lors de ses voyages dans ces pays.
Ces séries de têtes alignées et déployées sur le mur rappellent les fresques «grotesques» où certains visages ont des expressions très marquées: le rire, la tristesse, qui semblent presque exagérées nous faisant basculer souvent dans la bizarrerie. Mais une très grande fragilité se dégage bientôt de cette série à l’image de la finesse du papier et de leur vulnérabilité physique, ces visages émergent délicatement du mur, restaurés dans leur humanité, apaisés, réparés par la seconde peau que constitue le papier.
L’artiste a travaillé ces compositions avec différentes lumières, jouant sur ses variations et créant ainsi différents rendus: du portrait à peine esquissé à des portraits plus incarnés avec un jeu d’ombres portées.
Une série de portraits photographiques présentée sous cadre dans la seconde salle fait écho à cette série sur papier. Il s’agit de tirages sous-exposés très noirs dits miroirs qui apparaissent comme des monochromes où l’image ne se donne pas d’emblée mais devant laquelle il faut se mouvoir pour la visualiser. L’artiste a souhaité à travers ce traitement particulier, redonner à ses modèles leur couleur noire qui aurait dû être la leur s’ils ne souffraient pas de cette maladie et ainsi gommer ce déterminisme.
Il souhaite également créer les conditions d’une rencontre parfois douloureuse pour le spectateur, l’interpeller en le renvoyant à lui-même dans la perception de ces visages qui portent les marques du temps, celui accéléré de la maladie, agissant alors comme des «memento mori»: «En dressant des monochromes sombres sur des papiers ultra-brillants je place le spectateur devant un miroir déformant. Son regard se cogne contre sa propre image occidentale tandis que les contours du portrait fortement altérés se perdent. Un peu à la manière du spectateur gêné par la vitre de protection d’un tableau nous cherchons un angle, celui qui nous permettra de nous soumettre au portrait, à son immersion. (Éric Nehr)
En exposant voire surexposant ces personnes à la lumière qui constitue leur malédiction, l’artiste capte leur hypersensibilité et leur fragilité sur la pellicule et révèle à la manière du processus photographique, une image qui les abstrait un instant de leurs souffrances et de leur quotidien très difficile en particulier en Afrique. Mais il ne s’agit pas pour Éric Nehr de témoigner sur un mode documentaire de la réalité souvent dure qui est celle de ces personnes, d’enregistrer leur état de souffrance et de nous le restituer dans sa brutalité objective, mais ici de rendre ses modèles présents au monde en transcendant leur handicap dans une approche artistique et esthétique.
Reste le visage de cette jeune femme qui apparaît dans toute sa grâce et sa puissance visuelle, comme une énigme sur fond d’or à la manière des fonds renaissants: «Bouton d’or» donnant son nom à l’exposition.
Éric Nehr nous parle ici de l’universalité de la beauté et de l’irréductibilité de l’être.
Muriel Enjalran