Quel rapport Enfant entretient-il au «réel»? Par où le réel affleure-t-il?
Boris Charmatz. En fait, la réflexion sur cette pièce part d’une autre pièce, Régi, qui date de 2005, et dans laquelle nos corps étaient déplacés par des machines. Dans Régi, il y avait beaucoup de choses réelles, mais qui apparaissaient en filigrane, par en dessous. Pour cette pièce, j’ai eu envie d’une part de reprendre Régi, et d’autre part, de mettre les enfants au centre du dispositif. Par exemple, avec l’idée de travailler sur des textes de Resf (Réseau Éducation Sans Frontière). Certaines lettres de parents, issues d’un recueil publié par Resf me touchent énormément. Il ne s’agit pas de représenter la lutte des enfants sans-papiers, mais plutôt d’avaler ce matériau, de le digérer, de l’incorporer, de l’amener ailleurs: montrer des enfants endormis, des machines… tout en conservant un rapport avec le réel.
Enfant se tient au cœur d’un réseau d’influences croisées: Régi comme point d’ancrage, lieu à réinterroger, les enfants comme principe de réactualisation, et la situation politique actuelle que vous venez d’évoquer avec Resf. Comment ces différents points se sont-ils rencontrés?
Boris Charmatz. Je suis parti de Régi, qui représente peut-être l’aspect le plus intime de mon travail, en me disant que ça pouvait être une manière de lancer le processus. J’ai toujours eu envie de retravailler Régi. Le travail m’avait laissé en partie insatisfait — entre autres parce que les tournées s’étaient arrêtées brutalement. Et j’aime beaucoup l’idée de séries. Je suis fasciné par les trois versions de L’Après-midi d’un faune de Mallarmé. On considère toujours la dernière version — mais en fait, chacune a sa propre autonomie, exprime des choses différentes. L’idée de «retravailler» a souvent une connotation d’insatisfaction — alors que chaque version peut valoir pour elle-même.
Pour moi, le point de départ, c’était d’imaginer un «Régi 2». Après, il faut voir comment ouvrir cette proposition. Tout d’abord, j’ai pensé au son: comment l’ouvrir musicalement? Le travail de Régi était très fermé: seulement des machines — le son des machines et la voix de Michael Jackson. Le deuxième principe d’ouverture, c’est la présence d’enfants, comme une manière de «dévoiler» Régi.
L’enfance mobilise forcément des représentations, des clichés, des fantasmes. Comment abordez-vous le «matériau» enfant, quel réseau de sens se forme pour vous autour de ce signifiant?
Boris Charmatz. Je crois que les connotations ont beaucoup évolué autour de ce mot. Il y a 30 ans, quand on disait «enfant», on entendait plutôt «chansons, jeux, innocence». Aujourd’hui, c’est encore le cas, mais on peut aussi entendre «menace sur l’école, pédophilie, peur du chômage, pollution»… La question de l’enfance et de la jeunesse ne cesse de se déplacer, et j’ai l’impression qu’elle se politise de plus en plus. En 68, c’étaient les étudiants qui manifestaient, aujourd’hui, ce sont les lycéens, voire les collégiens. On peut penser à la lutte de Resf. On peut penser aux policiers qui viennent arrêter des enfants à l’école. Et il y a une vraie récupération politique autour de cette question. On ne cesse d’agiter des spectres terrifiants. On se sert des peurs — comme la peur de la pédophilie — pour mieux agir sur les enfants. Ça passe par la publicité, l’enfant-consommateur, la pression sur les familles, le fichage, l’abaissement de l’âge pénal…
Quels sont les principes chorégraphiques, les sensations, les états que vous avez travaillés avec les enfants?
Boris Charmatz. J’ai abordé le thème du sommeil — un jeu entre l’inertie, l’inerte et le sommeil. Lorsque je parle aux enfants de la pièce, le sommeil est une notion qu’ils comprennent bien, dont ils saisissent les différents niveaux — l’étrangeté, la peur, le relâchement… «Inerte» recouvre un large réseau de signification, qui comprend «sommeil, drogue, mort, rêve, masse, poids»… Et l’inerte est une question que je pose souvent dans mon travail: au Musée de la danse par exemple, le mobile et l’immobile sont régulièrement impliqués. L’inerte, je crois que c’est encore autre chose. Un objet inerte n’est pas nécessairement immobile, il peut être mis en mouvement. C’est justement sur cette nuance que je voudrais jouer avec enfant.
Au fond, la question n’est pas tant de «montrer des enfants sur scène», mais de trouver ce qu’il est possible de faire avec eux: comment utiliser cette énergie pour questionner le regard…?
Boris Charmatz. Tout à fait, et c’est ma première idée: au lieu d’avoir des enfants en train de gambader, de chanter, de jouer sur un plateau… voir ces enfants endormis, les voir déplacés, manipulés, est une manière beaucoup plus étrange d’approcher leur présence. Au début, les spectateurs vont les voir en mouvement, alors qu’ils ne feront rien. Peut-être qu’à partir de là de multiples projections imaginaires seront possibles, rappelant des gestes enfantins — comme bercer, faire l’avion… Quels gestes fait-on avec des enfants, comment les toucher? Les enfants apprennent par le toucher, la façon dont on les porte… Et pourtant, rien qu’en disant ce mot «toucher» j’ai déjà l’impression d’avoir dit quelque chose d’interdit.
Les enfants dansent très tôt, il existe beaucoup d’ateliers de danse pour enfants, mais paradoxalement, peu de pièces les impliquent vraiment. Y a-t-il des travaux qui vous ont marqué, influencé dans ce domaine — comme le Petit Projet de la matière?
Boris Charmatz. Il faut tout de même rappeler que ces dernières années, les enfants — mais aussi les amateurs, les vieux, les corps différents, les corps non-formatés ont pris une place importante en danse. J’ai l’impression d’intervenir dans un champ existant. En tant que spectateur, j’ai été marqué par les projets du groupe Victoria, qui ont fait des œuvres d’art avec des enfants. J’ai découvert Alain Platel par un travail avec des enfants. Mais il est vrai qu’en voyant le Petit Projet de la matière de Anne-Karine Lescop, j’ai réalisé que les possibilités d’exploration avec les enfants étaient immenses. En dansant avec Odile Duboc pour le Petit Projet de la matière, nous avions beaucoup travaillé sur l’inertie, la sensation du poids. Et voir ces sensations reprises par des enfants — parfois très jeunes —, les voir danser les yeux fermés, voir ce relâchement, ce quasi-sommeil a été un déclic pour moi.
Comment avez-vous travaillé, concrètement, avec ces enfants ?
Boris Charmatz. Au départ, nous avons fait un appel à participation, et nous avons lancé des ateliers. Lors du premier week-end, nous avons commencé par des jeux — faire l’avion, être tirés par le pied, etc. Et à la fin, j’ai dit: on inverse. Les adultes se sont allongés, et se sont laissés manipuler. C’est là que j’ai vu Les Oiseaux d’Hitchcock, la ruche, les fourmis… Et je me suis dit: voilà la fin de la pièce, voilà une idée qui peut saisir l’espace — des enfants transportant des corps d’adultes. Ensuite, lors d’un deuxième week-end, nous avons essayé d’élaborer des principes de travail: par exemple, construire des images à partir des enfants amenés sur la scène. Ou des principes de travail à la chaîne : amener un enfant à un endroit, puis un suivant, en se les passant. Des chaînes vivantes où les enfants avanceraient, mais où les adultes resteraient immobiles. Et un troisième type de travail, où au contraire les adultes dansent, avancent, et au passage déplacent des enfants.
Est-ce que dans Enfant, on peut entendre une adresse vers le futur ?
Boris Charmatz. Le spectacle est peut-être adressé au futur, mais il est surtout adressé à ces enfants-là . J’aime l’idée que le spectacle s’adresse au public, mais tout autant peut-être, aux enfants présents sur le plateau. En un sens, ils vont danser une danse qui leur est adressée. Certains passages de la pièce sont faits pour eux. J’aime travailler avec des triangles, dans des configurations permettant d’esquiver la relation binaire danseurs/spectateurs.
Extrait de l’entretien réalisé par Gilles Amalvi avec Boris Charmatz en janvier 2011
Enfant sera joué au Théâtre des Amandiers du 18 au 23 décembre 2014