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Blondasses

Un art agricole. Des photographies de meules de foin et d’agriculteurs en pleine fenaison, ou comment donner un sens esthétique au prosaï;que et aux gestes quotidiens des travailleurs de la terre. Une intervention judicieuse d’un artiste qui revendique sa ruralité.

— Éditeur : Édition Avanti, Paris
— Année : 2002
— Format : 15 x 21,50 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs
— Pages : non paginé
— Langue : français, anglais
— ISBN : non précisé
— Prix : non précisé

Lire l’article sur l’exposition d’Alexandre Périgot à la galerie Maisonneuve

Un art agricole
par Jean-Yves Jouannais

Blondasses, ce sont des meules de foin en plein champ coiffées à la manière de stars américaines, autant dire internationales. Une meule Claudia Schiffer. Une meule Pamela Anderson. Une meule Sharon Stone. Où s’établit un rapport d’équivalence entre les icônes médiatiques et les Organismes Génétiquement Modifiés. Autant d’organismes en effet modifiés, profilés, sélectionnés, améliorés afin de gagner en aura, en vitesse de production et de diffusion, en marges bénéficiaires. Des produits dont la part naturelle se voit réduite à sa dimension la plus congrue. Des produits customisés pour la grande distribution, celle du grand marché céréalier comme celle du show business universel.

Il ne s’agit pas néanmoins, avec Blondasses, d’illustrer plaisamment un des questionnements les plus brûlants de notre actualité scientifique et biotechnologique. Nous sommes au-delà de l’allégorie. Et une vérité pointe à cette occasion, qui concerne le lieu toujours hypothétique d’où s’exprime la modernité, ou plus précisément, les espaces où le contemporain s’incarne avec le plus d’évidence. Il est troublant que cet épineux débat concernant les développements de la génétique dans un proche avenir se voit posé sur le terrain dévasté de l’agriculture, territoire progressivement désinvesti de toute symbolique, appauvri économiquement, moribond et unanimement sacrifié à l’échelle européenne. L’avenir s’annonce, terrible et passionnant, dans les campagnes amputées de leur folklore, avec plus d’évidence que dans les secteurs de la conquête de l’espace, de la microélectronique ou de la guerre bactériologique. Le clin d’œil à l’adresse de l’américanisation de nos cultures, dans tous les sens de ce terme, ouvre des perspectives sérieuses quant à une relecture du Land Art et à un redéploiement des opérations esthétiques dans le cadre champêtre.

Rappelons que les étudiants de l’académie des Beaux-Arts de Sofia, dont Christo faisait partie au début des années 1950, devaient durant les week-ends aller travailler à la campagne. Leur mission consistait à mettre en valeur le paysage que traverse la section bulgare de l’Orient-Express. Ce train, venant de l’Ouest, était le seul d’où des occidentaux pouvaient voir défiler un pays communiste. Il s’agissait de glorifier le travail des paysans dans les kolkhozes. Les activités agricoles étaient dramatisées. Nous installions les machines dans des positions pleines de dynamisme. Nous disions aux paysans : placez cette moissonneuse-batteuse sur une petite colline, bien visible, comme sur un socle. Nous avons empilé des tuyaux, pour faire beau, alors qu’ils avaient été livrés pour construire une conduite d’eau près de la Maritza… Démarche similaire pour Nicolas Polissky et Constantin Batynkov qui ont construit cette année une sorte de ziggourat géante en paille dans la campagne au sud de Moscou avec l’aide d’un groupe de paysans. Des photographies documentent cette intervention. « L’édifice y est photographié comme s’il s’agissait du Taj Mahall tandis que les portraits des paysans au travail évoquent l’esthétique soviétique. »

Rappelons que la geste intellectuelle et burlesque initiée au début des années 1980 par la Société Perpendiculaire est également marquée par cette problématique de l’art agricole. Entre le questionnement métaphysique du sens du sillon et l’expertise esthétique des agencements de roues de foin bêchées, de l’art involontaire en milieu rural à la pratique poétique du patois des Deux Sèvres.

Il semble difficile par ailleurs de ne pas faire le lien entre les mises en plis et en épis des Blondasses avec les intuitions lumineuses qu’Agnès Varda nous livre à l’occasion de son documentaire Les Glaneurs et la Glaneuse.
Au départ d’un film, il y a toujours une émotion. Cette fois-ci, celle de voir tant de gens qui vont ramasser ce qui traîne en fin de marchés ou récolter ce qu’ils peuvent dans les containers des grandes surfaces. Ces actions se passent en France qui est un pays riche où les sur-consommateurs sont en majorité. En fait, c’est le geste de ceux qui se baissent pour ramasser, qui sont obligés de le faire par pauvreté ou par économie, que j’ai vu se répéter, au point de me sentir motivée pour faire un film, même si ce geste a été immortalisé, sans connotation sociale, par le célèbre tableau des Glaneuses de Millet. Mais surtout, utilisant une minuscule caméra numérique, il semble à la cinéaste qu’une nouvelle posture s’impose à elle vis-à-vis de l’image, qui fait d’elle une glaneuse. Ou comment au sortir d’un siècle de cinéma comme art, une cinéaste retrouve ses marques dans le plus humble des gestes de la vie agricole, celui du grappillage des raisins laissés par le vendangeur, celui du rételage des herbes fanées, celui de la cueillette des baies sauvages dans les haies, celui du glanage des épis abandonnés par les moissonneurs. Filmer comme on voit le glaneur cheminant pas à pas recueillir les reliques de ce qui va tombant après le moissonneur (Du Bellay).

Une philologie paysanne

Un autre aspect de l’énigme Blondasses, délicat et ambigu, concernerait l’hypothèse d’un devenir paysan de l’artiste.
Revenons pour cela, encore et encore, à une définition deleuzienne du style. Ce dernier n’échapperait pas à la question du devenir : Les gens pensent toujours à un avenir majoritaire (quand je serai grand, quand j’aurai le pouvoir…). Alors que le problème est celui d’un devenir-minoritaire : non pas faire semblant, non pas faire ou imiter l’enfant, le fou, la femme, l’animal, le bègue ou l’étranger, mais devenir tout cela, pour inventer de nouvelles forces ou de nouvelles armes.
Ajoutons simplement, et naturellement, à cette typologie des devenirs-minoritaires celui du paysan. Quel style pour ce devenir-paysan dans le champ de l’art ?

Les réponses ont jusqu’alors plutôt émergé dans certaines pratiques littéraires. Moins d’ailleurs dans le cadre des littératures populaires que dans celui, par exemple, du long poème incohérent de Jean-Pierre Brisset qui ne laissa pas de passionner bien des artistes. Marcel Duchamp, le plus célèbre de ses admirateurs, n’aura de cesse de citer comme ses deux plus décisives influences les œuvres de Raymond Roussel et de Jean-Pierre Brisset. Essentiellement parce que la révolution épistémologique que Brisset offrit à la philologie fut celle du calembour. Plus précisément, il fit de l’holorime à la fois son outil et son argument même si l’on s’aperçoit rapidement que les exemples dont il émaille ses démonstrations relèvent toujours d’une homophonie bancale et plus qu’approximative. La fameuse grande Loi établie par Brisset ne tient en fait compte que de la paronymie. C’est cette approximation, cette inconséquence épistémologique qui séduiront Duchamp. L’à-peu-près est le plus sûr moyen, à moindre frais, de projeter un ailleurs de la langue, de susciter un exotisme, un extérieur radical aux lois syntaxiques qui nous gouvernent et nous conditionnent.

Mais surtout, cet aspect bancal des démonstrations philologiques de Brisset trouve son explication et, selon leur auteur, sa justification, dans le fait que le système phonétique envisagé s’établit sur l’hypothèse d’un parler paysan. Dans le patois se tiendrait la vérité de la langue, s’y entendraient davantage, mieux préservés, les signaux primordiaux de nos ancêtres les grenouilles. Lorsque Ronsard prenait parti pour une remontée dans le flot du français littéraire de certaines particules dialectales, il songeait au modèle grec où des parlers locaux s’étaient vu spécialisés dans divers genres littéraires: l’ionien pour l’histoire, le dorien pour le chant choral… Pour Brisset seul le patois — dans son esprit non pas le parler populaire d’une région donnée, mais plutôt un ensemble de prononciations, d’accents prétendument typiques d’un dialecte paysan imaginaire — est la langue de la philologie.

De patois, pas toi, pas toi fils sic, Jean-Pierre Brisset serait remonté, à la force de consonances et d’assonances, à ce qu’est effectivement son système, une science des solutions imaginaires qui accorde symboliquement aux linéaments des propriétés des objets décrits par leur virtualité. Le mot Blondasses, Jean-Pierre Brisset l’aurait assurément entendu et traduit Blond Ass.

Mais plus encore, la folie patoisante de Brisset offre un éclairage insoupçonné sur le magnifique film Maine Océan (1985) de Jacques Rozier. Maine Océan c’est d’abord l’anecdote de deux contrôleurs de la SNCF qui, dans un train reliant Paris à Nantes, verbalisent une jeune brésilienne qui ne comprend pas un traître mot de français. Les deux fonctionnaires, interprétés par Luis Rego et Bernard Menez, sévissent sans se laisser attendrir. Dans le même temps Marcel Petitjacques (Yves Alfonso), marin pêcheur de l’Île-d’Yeu, convoqué au tribunal pour un délit mineur, en ressort perdant.

Deux illustrations, nécessairement anodines, de L’Ère des responsables selon Maurice Papon, où comment l’efficacité de la répression est proportionnelle à la dilution de la responsabilité à chaque étage d’une hiérarchie. Quant à Marcel Petitjacques, il ne soupçonne pas que la loi n’a pas pris parti pour lui à cause de son parler rustique. Patois d’ailleurs extraordinaire, savoureuse construction de l’acteur, mêlant un lexique vendéen à des prosodies populaires typiques des Deux Sèvres et de la Vienne, l’ensemble électrisé par un tempo clairement breton, rapide, sec, qui ne reprend son souffle qu’une fois la phrase léchée, l’abandonnant dans un hoquet, aux limites de la suffocation.

La jeune danseuse brésilienne et le marin pêcheur vendéen payent pour ne pas parler la langue de l’Autorité et n’être pas compris d’elle.
Le choix de n’être pas compris, le saccage des conventions et l’abandon de tous les scénarios à l’improvisation des lieux comme à la ridicule sentimentalité des hommes ivres, tout cela se trouve davantage revendiqué dans Maine Océan que dans cet autre happening anarchique qu’est Du côté d’Orouët (1970). Cette plus grande densité est justement liée à la découverte du rôle de la langue dans l’expérience idiote. Et cette densité même de l’idiotie entraîne naturellement cette histoire qui n’en est pas une à se dénouer dans le champ du politique. La fable burlesque, toute de courants d’air, de temps suspendus et de durées irrationnelles s’achève sur L’Île-d’Yeu où, faut-il le rappeler, le Maréchal Pétain est enterré après y avoir été interné.

Des personnages aux langues incompatibles, grotesques à force de singularité, aux patois proprement insulaires finissent par atteindre la fête et le partage sur la terre symbolisant une France de la haine et des lois d’exception. L’incongruité inassimilable des idiolectes, la singularité de propos que rien ne motive intellectuellement témoignent ici d’une puissance discrète, inconséquente dans sa mise, mais qui vise juste. Le patois, dans l’œuvre de Jacques Rozier comme d’ailleurs dans la mécanique littéraire de Guyotat, démontre que le devenir-paysan n’est pas un but en soi, parodique ou ironique, qu’il est en revanche initiatique et peut entraîner efficacement au politique.
Le projet Blondasses, pour exister concrètement, nécessita de communiquer hors du champ convenu et urbain de l’art, de se confronter à des accents, à des rhétoriques, à des lexiques que l’art savant s’est toujours fait une loi de mépriser. Ce qui a été glané dans ces champs est le contraire d’un motif pittoresque pour peintre néo-impressionniste, c’est l’articulation convaincante d’une problématique non seulement contemporaine mais à quoi se trouve enchaîné notre futur. L’humour demeure pourtant. Évident et quelque peu désabusé au spectacle de ces poupées Barbie éphémères, blondes idoles plantées le temps d’une saison en plein champ, attendant que l’automne n’emporte leurs tignasses d’épouvantails, que les premiers frimas de l’oubli n’abolissent leur carrière choucroutée et leur glamour filasse.

(Texte publié avec l’aimable autorisation de la galerie Maisonneuve)

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