Laurent Pernel
Bliss Krieg. Atlas
La nouvelle exposition de Laurent Pernel vient ponctuer une intense période de travail. En résidence à Montréal en 2012, il réalise Topographie, Pas de deux et Map is a drawing, une trilogie vidéo dans laquelle on retrouve ses intérêts pour l’action dans l’espace public et l’usage du bricolage comme révélateur du paysage urbain. Il entame ensuite le tournage d’un film à Bucarest en collaboration avec Phoebé Meyer.
Cette prédominance du travail de montage motive peut-être son besoin de revenir à la pratique du dessin, sa dynamique de production se fondant habituellement sur l’alternance entre divers médiums et rythmes d’action. Les glissements et rapports d’échelles entre ses pratiques — de la main au corps, la maquette à l’architecture, l’individu au politique, la carte au paysage — traversent cette exposition qui réunit six grands dessins sur papier, un corpus de quatre-vingt neuf dessins présentés en vidéo, une photographie et un livre d’artiste.
Pour saisir le territoire dessiné par ces œuvres, il est utile d’en raconter l’histoire. Après la série Burn Out réalisée par pyrogravure sur papier, Laurent Pernel cherche à libérer son geste et à s’affranchir d’un rapport pointilleux à la représentation. Il commence par préparer les fonds d’un paquet de feuilles en y appliquant un lavis bleu et vert (couleurs génériques du paysage) à travers de la dentelle. Cette recherche de «fond» n’a rien d’anodin si l’on considère la polysémie du terme. Avant même d’en venir au trait, il construit une boîte pour les contenir.
Un rapport d’intimité s’engage avec cet ensemble d’ores et déjà indissociable, qu’il nommera bientôt Les dessins en colère. Il s’agit de développer une pratique d’atelier libératrice, un exutoire quotidien par rapport à son environnement, une méthode pour laisser surgir l’inconscient et s’autoriser à «ré-agir», la post-production prenant d’ailleurs progressivement le pas sur l’action enregistrée dans son travail. Au fil des pages et selon l’émotion du moment, diverses formes et techniques se déploient.
Des mots apparaissent aussi, formulant une syntaxe chaotique. Cette série est bavarde, tout au moins bruyante, elle constitue une sorte de partition qui n’aurait pas pu être montrée autrement que sous cette forme de manipulation filmée. Le vocabulaire qui s’y décline prend source dans la banque de données constituée par l’artiste (carnets de croquis, collecte d’images, coupures de presse, objets ramassés, enveloppes électorales volées…).
Ses lectures viennent également nourrir la recherche, en particulier son intérêt pour le mouvement de «cartographie radicale» s’inscrivant dans la lignée des géographes radicaux apparus dans les années 1960 aux Etat-Unis et se réclamant du situationnisme. D’où le terme «Atlas», sous-titre de l’exposition. Rappelons au passage qu’au-delà du recueil cartographique ou botanique, ce mot désigne la première vertèbre cervicale qui supporte la tête, en référence au géant de la mythologie condamné par Zeus à porter la voûte céleste sur ses épaules. On peut aussi penser à l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg.
Durant la constitution du corpus de dessins, Laurent Pernel éprouve également le besoin de déployer l’expérience sur grand format, passant ainsi d’un geste mesuré à un engagement physique. Par diverses techniques (gifles de peinture, fusain frotté, griffonnage au stylo bille, pliage), il compose des images énigmatiques, en
équilibre précaire, voire en ruine, comme l’enseigne «Univer» ayant perdu son «s» ou le point levé de Vilvoorde 3100 en souvenir de la lutte déçue des ouvriers Renault.
Bien qu’éloignés formellement, Les dessins en colère, la photographie Marianne #2 et l’édition Carne ont en commun une manière de convoquer avec force et humour notre rapport au corps, à la mémoire et au langage. Lors de la dernière campagne présidentielle, Laurent Pernel lance un appel pour collecter plusieurs centaines de professions de foi électorales. Chaque document est composé d’un portrait photographique du candidat et du texte de campagne.
En les analysant, Laurent Pernel est frappé par le reflet des stratégies politiques sur le graphisme et la composition des images, rides gommées ou maquillage chargé pour certains, lumière naturelle pour d’autres, symbolique des fonds sur lesquels sont incrustés leurs visages, etc. Il décide d’insérer au creux de chaque double page une vue rapprochée de son propre corps, un fragment de peau nue, poilue, sans artifice. Se crée alors une relation étonnante entre les discours, les portraits et la chair de l’artiste. Puis les feuillets sont reliés par une couture manuelle au fil rouge, seconde signature personnalisée transformant ces outils de communication de masse en objets précieux.
D’une manière générale, le rapport au corps est fondateur dans le travail de Laurent Pernel, qu’il s’agisse de son implication physique ou de la capacité de ses œuvres à convoquer le corps du spectateur. Dans L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Georges Didi-Huberman analyse l’hypothèse de Warburg selon laquelle la puissance de transmission des images résiderait dans leur pouvoir d’incorporation, c’est-à -dire leur propension à impliquer de manière empathique le corps du regardeur.
Pour reprendre les mots de l’artiste, ses derniers travaux sont empreints d’une forme de «pessimisme raisonné». Il ne s’agit pourtant pas de résignation, puisqu’en mettant sa colère en œuvre, en recyclant les promesses électorales ou en construisant de nouvelles images sur des ruines, il développe sa réactivité productive, comme l’indique le titre «Bliss Krieg» que l’on pourrait littéralement traduire par «guerre du bonheur». Un glissement sémantique de la stratégie offensive Blitzkrieg vers l’image du bonheur selon Windows.
La cartographie subjective que nous propose Laurent Pernel trace des frontières symboliques — entre fond et forme, théorie et pratique, intérêts économiques et désirs individuels, discours politique et corps social — délimitant une géographie alternative, où l’histoire intime et l’histoire collective se rejoignent.