La galerie Praz-Delavallade expose pour la seconde fois l’américain Edgar Arceneaux, dont l’art prend racine dans l’histoire politique, sociale et économique contemporaine de son pays. Il compare ainsi des situations passées au présent pour mieux l’observer voire l’analyser, lui donner du sens. Ses dessins font de Detroit un symbole morne des inégalités de la société industrielle. Il pointe particulièrement les émeutes raciales de 1967 qui marquèrent le pays par leurs violences. Detroit en sombrant durement dans la crise économique est une parfaite image d’un capitalisme malade.
Le titre de l’exposition «Blind Pig» évoque ces fameuses émeutes de Détroit où, après une intervention de policiers blancs dans un Blind Pig, un bar illégal, une émeute extrêmement violente s’en suivit entre blancs riches et noirs pauvres. Les paysages hallucinatoires ici représentés en sont le reflet.
Les grands dessins accrochés très sobrement témoignent de la richesse de l’imaginaire d’Edgar Arceneaux. Sur quatre dessins, des dégradés vaporeux d’acrylique allant du rouge au bleu clair tiennent lieu de fonds. Jets et projections, mouchetis de peinture font la matière. Puis il y a le fusain, les pastels, le graphite… Le dessin émerge de ces coups de crayons qui se couvrent et se recouvrent. Le fusain se mêle à l’acrylique formant les ombres tandis que des rehauts de blanc ou de jaune clair poussent les contrastes à leur maximum. Les teintes rouille et bleu-gris dominent, se répondent, chacune à sa place: la terre rouge tranchant avec le bleu glacé des buildings. Les clairs-obscurs fortement marqués inondent les paysages de lumière.
On voit des bâtiments, banque, bibliothèque, église, usines en ruine plantés sur des bouts de terre suspendus dans le vide. Les morceaux de sol ressemblent autant à des tranches de gâteau napolitain qu’à des dessins de vulgarisation géologique.
Les architectures sont visiblement détériorées, les fenêtres et les portes manquent, les toits détruits, et des arbres ont envahis les constructions. Il n’y a pas âme qui vive, aucun meuble ne confirmant qu’il y ait eu une humanité en ces lieux.
Mais paradoxalement, la destruction règne dans la douceur et la paix. Les lieux ont vieillit visiblement, le temps ayant fait son Å“uvre. L’aspect spectral caricatural des teintes glacées, allié au côté illustratif du dessin, crée un décalage par rapport à la gravité des faits historiques. Mais Edgar Arceneaux donne du sens. Ses fonds suggérant une aurore boréale en bleue et rouge, évoquent également les gigantesques pannes électriques mondiales ou de communications satellites provoquées par ce phénomène lumineux. Traiter des défaillances est un thème foncièrement contemporain.
Plus loin, une Å“uvre sur papier de 4 mètres de long, The Gods of Detroit, reprend la même technique plastique. Un élément orangé informe, apparemment organique, muni de deux corps et de tentacules, flotte au cÅ“ur d’un paisible fond bleu. Son ombre est projetée plus bas en gris foncé. A droite un crâne humain posé au sol symbolise le résultat du passage sur Détroit de cette forme «divine», représentant les puissants, et son impact sur l’humain… un passage bien funeste.
Enfin, dans le bureau de la galerie, sur les cimaises, six petits dessins jouent encore la confrontation historique. Ici l’Histoire qui a eu lieu est le reflet de l’Histoire qui s’écrit. Les supports de cette série sont les pages du livre Paris Was Yesterday, 1925-1939, de la journaliste du New Yorker, Janet Flanner qui étudiait Paris avant la guerre. Les dessins à l’encre noire, parfois relevés de craie blanche, présentent quant à eux les émeutes de Détroit… comme de rapides croquis jetés ça et là .
Un feuillet intitulé The Gods of Detroit: Hospitals, où une épaisse fumée se dessine, côtoie la sculpture d’inspiration vaudou de Museums and Libraries, ou ailleurs le dessin d’un arbre adossé à un mur.
Ici c’est la mise en relation de deux chaos qui est visée. Celle d’une capitale ayant perdu sa gloire après 1939 et les émeutes américaines de 1967. Il s’agit d’évaluer l’entropie de tout système, d’en estimer ses limites…
Entre peinture et illustration, les Å“uvres d’Edgar Arceneaux respirent la métaphore, la science-fiction comme la poésie visuelle. Ses paysages désertés rappellent ainsi cette formule de Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques: «Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui». Ses dessins sont à la fois des Å“uvres artistiques et des images politisées. Le procédé efficace de la mise en parallèle de sources historiques donne d’ailleurs un vrai sens critique à son travail.
Å’uvres
— Edgar Arceneaux, Blind Pig Industry, 2011. Acrylique, fusain, graphite, pastel sur papier. 152 x 183 cm.
— Edgar Arceneaux, Blind Pig Bank, 2011. Acrylique, fusain, graphite, pastel sur papier. 147 x 179,3 cm.
— Edgar Arceneaux, Blind Pig Religion, 2011. Acrylique, fusain, graphite, pastel sur papier. 159,3 x 183,5 cm.
— Edgar Arceneaux, The Gods of Detroit (Industry), 2011. Acrylique, fusain, graphite, pastel sur papier. 232,5 x 409,2 cm.
— Edgar Arceneaux, Blind Pig Library, 2011. Acrylique, fusain, graphite, pastel sur papier. 152 x 184 cm.
— Edgar Arceneaux, Paris Was Yesterday: The Gods of Detroit « Museums and Librairies », 2011. Encre, craie blanche sur papier. 30,6 x 22 cm.
— Edgar Arceneaux, Paris Was Yesterday: The Gods of Detroit : Hospitals, 2011. Encre, craie blanche sur papier. 30,6 x 22 cm.
— Edgar Arceneaux, Paris Was Yesterday : Bread, 2011. Encre sur papier. 30 x 40 cm.