Si Angelin Preljocaj lui-même qualifie son projet de grand « ballet romantique contemporain », le choix du conte des frères Grimm ne lui laisse qu’une mince part de réelle liberté. Fidèle au récit original et s’imposant ce critère comme une stricte discipline à laquelle il consent gracieusement, le chorégraphe prend très à cœur de dérouler le fil d’une narration composée pas à pas. Les séquences les plus espérées du conte se développent dans une mise en scène manifeste avec une allégeance pleinement assumée. On s’apprêterait presque à fustiger ce manque d’extravagances, mais c’était sans compter sur sa collaboration avec le créateur Jean Paul Gaultier qui offre des costumes tout aussi somptueux qu’inattendus.
Blanche-neige, magnifiquement incarnée, nous apparaît sous les traits ambigus d’une Athéna sereine, le prince enfile pour un temps le costume de toréador et la méchante reine, accompagnée de ses deux serviteurs dévoués, nous offre une parure superbe personnifiant la malveillance et les forces des ténèbres.
Par ailleurs, il y a de la générosité et de l’audace à nous rappeler nos classiques. Angelin Preljocaj se livre à l’exercice d’une mise en scène narrative qui soulève sous un autre angle des questions liées à l’écriture chorégraphique. En effet, après avoir livré deux pièces très abstraites, Empty Moves et Eldorado, dans lesquelles la recherche formelle du mouvement fût le principal moteur de création, le chorégraphe d’origine albanaise s’enthousiasme de ce retour au récit, à la narration, au concret.
Guidé par ce choix, il s’attache à la matérialité de l’espace et construit des lieux sensibles, pensé comme de véritables décors qui animent et soutiennent l’intrigue. Il compose avec parcimonie, animé de cette volonté de transcrire les traits de caractère et la conscience des personnages à travers une gestuelle propre au vocabulaire de la danse. Il soulève aussi des problématiques oubliées ou inexplorées de la grammaire chorégraphique actuelle, comme celle de la représentation de la mort sur scène. Comment donner corps à cette présence de la mort symboliquement et physiquement ? Un corps mort, qui n’est plus un corps qui danse, mais qui reste un corps réel, une dépouille, avec une densité, un poids, une existence.
Succombant au charme de la féerie, mais pas seulement, Angelin Preljocaj s’est appuyé sur le célèbre ouvrage de Bettelheim consacré à l’analyse des contes de fées pour développer la symbolique du récit. Certains aspects suggérés par l’histoire traduisent pour le chorégraphe des problématiques très contemporaines. Avec notamment cette thématique de la relation mère-fille, cette tension existentielle entre la beauté pure et limpide de la jeunesse face à la beauté affirmée et arrogante de la femme mure. Aujourd’hui, compte tenu des progrès de la science et de la médecine, les femmes peuvent rivaliser de beauté avec leurs jeunes filles et incarnent de plus en plus cette volonté narcissique de ne pas renoncer à la séduction et au sortilège. Le conte traduit ainsi le déni du vieillissement, vécu comme une déchéance, une perte. Notre société qui, pour ne pas se voir vieillir, prodigue la vertu d’une jeunesse éternelle à travers mille antidotes miraculeux n’a-t-elle pas encore à dialoguer avec les contes ?
— Chorégraphie: Angelin Preljocaj
— Musique: Gustav Mahler
— Costumes: Jean-Paul Gaultier
— Décor: Thierry Leproust
— Vidéo: Gilles Papain
— Assistant, adjoint à la direction artistique: Youri Van den Bosch
— Assistante répétitrice: Claudia de Smet
— Choréologue: Dany Lévêque
— Interprétation: Ballet Preljocaj, avec 26 danseurs (Nagisa Shirai, Virginie Caussin, Zaratiana Randrianantenaina, Sergio Diaz, Alexandre Galopin, Céline Galli, Emma gustafsson, Craig Dawson, Gaëlle chappaz, Caroline Finn, Ayo Jackson, Emilie Lalande, Lorena O’Neill, Yurie Tsugawa, Neal Beasley, Hervé Chaussard, Damien Chevron, Baptiste Coissieu, Jean-Charles Jousni, Bruno Péré, Julien Thibault, Yan Giraldou, Yang Wang, Céline Marié, Isabelle Arnaud).