Taryn Simon
Birds of The West Indies
En 1936, un ornithologue américain qui s’appelait James Bond a publié une taxinomie définitive des oiseaux des Antilles. Ian Fleming, un ornithologue amateur très actif vivant en Jamaïque s’est approprié son nom pour le personnage principal de son roman. Il le trouvait «plat et sans relief», un choix parfait pour un personnage destiné à être «anonyme… un instrument contondant dans les mains du gouvernement». Cette réappropriation du nom a constitué le premier pas dans une série de substitutions et de remplacements qui allaient devenir centraux dans la construction narrative des James Bond. Pour son œuvre Birds of The West Indies (2013-2014), Taryn Simon a utilisé le titre et le format de la taxinomie établie par Bond l’ornithologue, en le combinant avec le personnage de 007.
Dans Birds of The West Indies, 2014, l’artiste joue le rôle de l’ornithologue James Bond (1900-1989) et identifie, photographie et classifie tous les oiseaux qui apparaissent dans les vingt-quatre films de la série d’espionnage. La présence d’un grand nombre de ces oiseaux, virtuellement indétectable, n’était pas planifiée, opérant comme un bruit de fond sur les plateaux et décors où ils évoluaient.
Pour découvrir ces moments dus au hasard, Taryn Simon s’est aventurée au cœur de chaque scène. Le résultat nous propose une classification qui n’est pas sans ressembler à celle du Birds of The West Indies original. L’artiste a entraîné son regard afin qu’il s’éloigne d’éléments séduisants tels que le glamour, le luxe, le pouvoir, la violence et le sexe, pour pouvoir se concentrer sur la marge. A l’encontre des intentions de la série des films de James Bond, elle force le regard du spectateur à s’éloigner du centre, en se focalisant sur l’insignifiant, sur ce qui est passé inaperçu et ce qui a été oublié.
Chaque oiseau est classifié selon son code horaire d’apparition dans le film, l’endroit où il est apparu, et l’année pendant laquelle il a volé. La taxinomie est organisée par pays: certains endroits correspondent aux nations que nous connaissons sur les cartes, comme la Suisse, l’Afghanistan ou la Corée du Nord, tandis que d’autres existent uniquement dans la description fictive des missions de James Bond, comme la République d’Isthmus, San Monique, ou l’Île du Spectre.
Les découvertes ornithologiques de Taryn Simon occupent un espace liminal, confiné au sein de la fiction de l’univers de James Bond mais qui en est néanmoins entièrement séparé. Jusqu’à ce qu’ils soient catalogués par l’artiste, les oiseaux volaient librement en arrière-plan, sans qu’on ne les remarque ou qu’on ne les reconnaisse. Parfois perchés sur un bâtiment, ou sous forme de points noirs indéchiffrables dans le ciel, ces oiseaux ne sauront jamais rien de leur célébrité et n’en auront jamais rien à faire.
Sous leur nouvelle forme statique, ces oiseaux ressemblent souvent à des grains de poussière sur un négatif, une imperfection autrefois courante mais qui a maintenant disparu, à l’âge de Photoshop. A d’autres moments, ils sont figés dans des compositions qui rappellent les genres propres à l’histoire de la photographie. Certains d’entre eux nous apparaissent tels des compositions de natures mortes perfectionnées, tandis que d’autres ont la qualité d’un instantané. Beaucoup se présentent sous une forme obscurcie, en basse définition, comme s’ils avaient été photographiés par des drones de surveillance ou par des caméras cachées. Ces variations visuelles sont aussi la conséquence de l’évolution du film de long métrage, depuis le 35 mm jusqu’au format digital haute définition.
La taxinomie des 331 oiseaux de Taryn Simon serait le reflet précis d’une nouvelle nature, telle qu’on pourrait la trouver dans une réalité alternative. L’artiste a collectionné les dépouilles anatomiques d’oiseaux; la correspondance, les prix et récompenses reçus ainsi que les effets personnels de James Bond l’ornithologue, pour les exposer dans des vitrines, accompagnés d’œuvres photographiques. Ces artefacts nous présentent les vestiges de la vie du véritable James Bond et de son existence, en parallèle de celle de l’espion fictif qui s’appropria son nom.
La série des films de James Bond est basée sur un héros masculin occidental, sans âge, et sur son inépuisable collection d’armements dernier cri, de voitures de luxe et de femmes séduisantes. Cette illusion nécessite un processus constant de substitutions. Il existe entre le spectateur et la série un contrat qui les lie chacun à tout un ensemble d’attentes. En répondant aux désirs du public, le fantasme se transforme en formule où la répétition est obligatoire; les spectateurs demandent de la nouveauté mais seulement si celle-ci reste essentiellement la même.
Le film de Taryn Simon, Honey Ryder (Nikki van der Zyl), 1962 documente la doublure la plus prolifique de toute la série des James Bond. De 1962 à 1979, Nikki van der Zyl, une actrice invisible et non créditée au générique, a fourni des doublages vocaux pour plus d’une douzaine de personnages majeurs et mineurs présents dans neuf films. Invisible jusqu’à maintenant, van der Zyl souligne encore davantage le jeu essentiel entre substitution et répétition, nécessaire à la préservation du mythe et à l’élaboration du fantasme.